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cherchoit à le devenir de plus en plus, et l’inutilité avec lui du futile, pièce toujours si principale avec ces personnes-là… Je goûtois délicieusement une confiance si précieuse et si pleine, dès la première occasion, d’un tête-à-tête sur les matières lek plus capitales. Je connus avec certitude un changement de gouvernement par principes. J’aperçus sans chimère la chute des marteaux de l’Etat et des tout-puissans ennemis des seigneurs et de la noblesse qu’ils avoient mis en poudre à leurs pieds, et qui, ranimée d’un souffle de la bouche de ce prince, devenu Roi, reprendroit son ordre, son état et son rang et feroit rentrer les autres dans leur situation naturelle. Je sentis donc toute la douceur de cette perspective et de la délivrance d’une servitude qui m’étoit secrètement insupportable, et dont l’impatience perçoit souvent malgré moi[1]. »

Durant les mois qui suivirent, que ce fût à Marly, à Versailles ou à Fontainebleau, Saint-Simon eut ainsi plusieurs entretiens avec le Duc de Bourgogne, soit qu’il profitât des momens où il pouvait approcher le prince à la promenade pour lui demander une audience, soit qu’il fût au contraire mandé par lui. Ces entrevues avaient toujours lieu avec le même mystère, Duchesne l’introduisant et le faisant sortir par la garde-robe afin que personne ne surprît le secret de ces visites, car, même pour l’héritier du trône, il était imprudent, à la Cour de Louis XIV, d’encourir le soupçon de constituer une cabale et de tenir des conseils occultes. Saint-Simon n’avait pas moins d’intérêt que le Duc de Bourgogne à ce que le secret fût conservé, car si l’orage eût éclaté, c’était sur lui que serait tombée la foudre. Un jour cependant, ils furent surpris ensemble, mais par une personne dont ils n’avaient ni l’un ni l’autre à redouter la trahison.

La Cour était à Versailles ; Saint-Simon et le Duc de Bourgogne étaient enfermés ensemble depuis longtemps, ou plutôt pas enfermés, car le Duc de Bourgogne avait refusé, malgré l’insistance de Saint-Simon, de tirer le verrou qui fermait la porte de son cabinet. « La Dauphine ne vient jamais à ces heures, » avait-il dit. La séance avait été longue, car Saint-Simon avait apporté au Duc de Bourgogne un de ces nombreux mémoires qu’il se plaisait à rédiger sur les questions qui lui tenaient à cœur, et le Duc de Bourgogne, de son côté,

  1. Saint-Simon. Édition Chéruel de 1856, t. IX, p. 366.