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que lui causent les bonnes nouvelles qu’il reçoit. Il n’y a presque pas de lettres adressées à Chevreuse où il ne soit question du Petit Prince et où il ne lui fasse parvenir quelques conseils. « Le Petit Prince, écrit-il le 12 mars, c’est-à-dire moins de deux mois après la mort de Monseigneur, doit prendre sur lui plus que jamais, pour paroître ouvert, prévenant, accessible et sociable. Il faut qu’il détrompe le public sur les scrupules qu’on lui impute, qu’il soit régulier en son particulier, et qu’il ne fasse point craindre à la Cour une réforme sévère dont le monde n’est pas capable, et qu’il ne faudroit même mener qu’insensiblement s’il étoit possible. Nous allons prier sans cesse pour lui. Je demande pour lui un cœur large comme la mer… Point de puérilités, ni de minuties en dévotion. On apprend plus pour gouverner, en étudiant les hommes, qu’en étudiant les livres[1]. » Quelques mois après, il écrit encore : « J’entends dire que le Petit Prince fait mieux, que sa réputation se relève, et qu’il aura de l’autorité. Il faut le soutenir, lui donner le tour des affaires, l’accoutumer à voir par lui-même et à décider. Il faut qu’il traite avec les hommes pour découvrir leurs finesses, pour étudier leurs talens, pour savoir s’en servir malgré leurs défauts. Il faut le mettre en train de rendre compte au Roi, de le soulager et de lui aider à décider par une manière insinuante, de lui proposer son avis. S’il le fait avec respect et zèle, il ne donnera aucun ombrage et sera bientôt cru[2] », et dans une autre lettre : « J’entends dire que Monsieur le Dauphin fait beaucoup mieux. Il a, dans sa place et dans son naturel, de grands pièges et de grandes ressources. La religion qui lui attire des critiques est le seul appui solide pour le soutenir. Quand il la prendra par le fond, sans scrupule sur les minuties, elle le comblera de consolation et de gloire. Au nom de Dieu, qu’il ne se laisse gouverner, ni par vous, ni par moi, ni par aucune personne du monde. Que la vérité et la justice, bien examinées, décident et gouvernent tout dans son cœur. Il doit consulter, écouter, se défier de soi, prier Dieu ; ensuite, il doit être ferme comme un rocher, suivant sa conscience. Il faut que ceux qui ont tort craignent sa fermeté, et qu’ils n’espèrent de le fléchir qu’autant qu’ils se corrigeront. Il doit être, auprès du Roi, complaisant, assidu, commode, soulageant, respectueux, soumis, plein de zèle et de tendresse, mais

  1. Œuvres complètes de Fénelon. Édition de Saint-Sulpice, t. VII, p. 343.
  2. Ibid., p. 353.