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complet et quel puissant rayon de lumière vint à percer tout à coup une demeure de ténèbres ! Confiné depuis douze ans dans son diocèse, ce prélat y vieillissoit sous le poids inutile de ses espérances, et voyoit les années s’écouler dans une égalité qui ne pouvoit que le désespérer. Toujours odieux au Roi à qui personne n’osoit prononcer son nom, même en choses indifférentes, plus odieux à Mme de Main tenon parce qu’elle l’avoit perdu, plus en butte que nul autre à la terrible cabale qui dispo-soit de Monseigneur, il n’avoit de ressource qu’en l’inaltérable amitié de son pupille, devenu lui-même victime de cette cabale, et qui, selon le cours ordinaire de la nature, le devoit être trop longtemps, pour que le précepteur pût se flatter d’y survivre et par conséquent de sortir de son état de mort au monde. En un clin d’œil, ce pupille devient Dauphin ; en un autre, comme on va le voir, il parvient à une sorte d’avant-règne. Quelle transition pour un ambitieux[1] ! »

Suit alors un admirable portrait de Fénelon, « plus coquet que toutes les femmes, mais en solide et non en misères, » portrait où, tout en rendant hommage aux admirables vertus déployées par l’archevêque de Cambrai dans son diocèse, à la mesure et à la dignité de sa conduite, au zèle déployé par lui pour adoucir les maux de la guerre, il affirme cependant « que ce merveilleux dehors n’étoit cependant pas tout lui-même » et qu’il « n’étoit pas sans soins et sans recherches de tout ce qui pouvoit le raccrocher et le conduire aux premières places. » Aussi explique-t-il tous les actes de Fénelon, en particulier les polémiques soutenues par lui, contre les jansénistes, vis-à-vis desquels il usait cependant d’une grande tolérance personnelle dans son diocèse, « par le désir d’émousser l’aigreur du Roi, de flatter Rome, pour lui si ingrate, et de donner lieu à ses amis d’oser prononcer son nom[2]. »

Quoi qu’il en soit des sentimens intimes de Fénelon, une chose est certaine, c’est qu’à partir du jour où le Duc de Bourgogne n’a plus qu’un degré à franchir pour monter sur le trône, on sent grandir, dans la correspondance de Fénelon, l’anxiété qu’il éprouve à la pensée du rôle que son ancien élève peut d’un jour à l’autre être appelé à jouer. Il le sait encore mal préparé à ce rôle, et son inquiétude se traduit jusque dans la joie

  1. Saint-Simon. Édition Chéruel de 1856, t. IX, p. 288.
  2. Ibid., p. 291 et passim.