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quelque sorte et la tactique de la loi, sa préparation savante, l’art de s’élever au-dessus des passions du jour, de faire amitié avec l’âme intime, les mœurs, les profonds désirs du peuple, en les interprétant dans un mélange de prudence et de divination hardie, d’idéalisme pratique et de prévoyance ingénieuse. Et ces qualités demeurent rares dans les conseils des souverains aussi bien que dans les couloirs des parlemens. C’est pourquoi l’on rencontre tant de lois mort-nées, contre lesquelles les nations font la révolution silencieuse du mépris, qu’elles laissent tomber en les ignorant, ou qu’elles méconnaissent en les tournant, comme le recommande certain notaire du théâtre d’Emile Augier : ce sont vêtemens trop longs ou trop courts, tirés d’étoffe incommode ou mauvaise, bientôt mis au rebut ; ils vont grossir la vieille défroque de l’esprit humain. Par contre, d’autres lois produisent des conséquences inattendues pour ceux-là mêmes qui sont familiers avec la philosophie de l’histoire ; on dirait d’un poirier qui donne des pommes, d’un rosier sur lequel viendraient s’épanouir des orchidées. De même qu’une petite virgule change entièrement le sens d’une phrase, un mot ajouté ou retranché peut modifier le caractère d’une loi, lui infuser la vie ou la replonger dans le néant. La loi du 21 mars 1884, faite pour les ouvriers industriels, aurait passé inaperçue, ou peu s’en faut : un mot, un seul mot lui a apporté l’immense clientèle reconnaissante du monde agricole qui la considère comme une des meilleures votées depuis un siècle.

Deux délibérations à la Chambre, une délibération au Sénat, avaient eu lieu sans qu’on soufflât mot des agriculteurs : on allait les oublier une fois de plus, lorsqu’un sénateur républicain du Doubs, M. Oudet, s’avisa de proposer qu’on ajoutât agricole à l’article 6, qui est ainsi conçu : « Les syndicats professionnels ont exclusivement pour objet l’étude et la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles. » La grande dédaignée était admise, d’une manière incidente, en quelque sorte à la dérobée, comme un pauvre honteux qu’on laisse pénétrer par la porte de service ; et la plupart de ceux qui votèrent l’amendement de M. Oudet ne s’imaginaient nullement que ce simple mot recouvrît tant de choses nouvelles ; mais les agriculteurs ne se demandèrent point si celle-ci avait été inspirée par Lokis ou Thor, par Ormuzd ou Ahriman.

Quelques hommes d’action, MM. Jules Méline, Deuzy, Sénart,