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construction intellectuelle... » Je me bornerai sur ce discours à deux autres observations très simples.

Historiquement, je veux dire dans la réalité de l’histoire, c’est tout justement le propre des idées un peu générales que de pouvoir être « isolées » du système dont elles ont commencé par faire partie ; et même c’est ainsi, et non autrement, que se constitue d’âge en âge le patrimoine commun de l’esprit humain. Platon et Aristote, Saint Thomas et Saint Bonaventure, Descartes et Spinoza, Schopenhauer et Auguste Comte ont émis et jeté, pour ainsi dire, dans la circulation intellectuelle, des idées qui sont devenues nôtres, et que nous tenons pour vraies, sans que pour cela nous soyons tenus de nous déclarer « Positivistes » ou « Platoniciens. » Et, en effet, nous ne le sommes pas. Mais, du « positivisme » ou du « platonisme, » tandis que, comme tous les systèmes, ils s’écroulaient, nous avons séparé, pour les en isoler, des « vérités » qui en semblaient faire partie d’abord, et qui demeurent des vérités. C’est ce qui arrive heureusement tous les jours. Car les systèmes n’étant que des moyens de découvrir la vérité, la vérité ne dépend pas des moyens par lesquels on l’a découverte, si même on ne doit dire que quand on l’a découverte, ces moyens tombent, en quelque sorte, comme un échafaudage, quand l’édifice est achevé. Et c’est pourquoi, que d’ailleurs il s’agisse ou non de les « utiliser, » je veux bien que l’on rende aux idées « leur valeur logique dans l’ensemble de la construction intellectuelle dont elles faisaient partie, » mais nous n’en conservons pas moins le droit de les « isoler » de cette construction, et de les examiner comme de les juger en soi, intrinsèquement et objectivement. Oserai-je ajouter qu’aucun homme jamais n’a dit exactement tout ce qu’il voulait dire ; n’a rigoureusement et en quelque sorte mathématiquement calculé la portée de tout ce qu’il disait ; et n’a eu le droit de se plaindre, comme Socrate, que Platon lui fît dire une infinité de choses auxquelles il n’avait pas songé ? Mais Socrate n’avait qu’à considérer, en ce cas, si les choses qu’il n’avait pas dites étaient, ou n’étaient pas contenues dans celles qu’il avait dites, comme la conséquence l’est dans ses principes, et à remercier Platon de les en avoir dégagées.

Je ne saurais donc, pour ces raisons, m’associer au reproche que M. Latreille adresse à Joseph de Maistre, et au contraire, — sans la lui avoir d’ailleurs empruntée, — je dois dire que j’apprécie cette habitude de sa dialectique. Il n’est pas malaisé d’obtenir d’un catholique, ou d’un protestant, même libéral, des aveux sur la nécessité des opinions religieuses ; mais les mêmes aveux, s’ils ne prouvent pas davantage, ont pourtant quelque chose de plus saisissant quand on les entend sortir de la bouche