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prenne pas à M. de Rochefort, mais il ne faut pas demander la raison des caprices à qui n’a que des caprices[1]. » — Je ne pensais pas autrement et j’écrivais à un ami : « Je ne me félicite pas de ce succès. C’est un signe des temps, voilà ce qu’on peut dire pour l’excuser. Mais je trouve affligeant que la foule, qui reste froide, indifférente devant tant d’œuvres sérieuses, se précipite sur un pamphlet âpre, haineux, bas. Je n’admire pas ceux qui, non contens de ne voir que le côté difforme des choses, s’occupent à rendre difforme même leur côté grave. Quand on est assez heureux pour n’être pas condamné aux larmes, je comprends le rire ; j’ai horreur de la grimace. »

Toutefois tel n’était pas le sentiment général et d’aucuns, très délicats aussi, applaudissaient avec la foule. Le druidique Laprade défendait le pamphlet contre Pontmartin, qui, bien que grand faiseur de calembours lui-même, n’était pas séduit par ceux de Rochefort. « Pourvu qu’ils ne le fassent pas assassiner par un cent-gardes ! » s’écriait le poète avec exaltation en frappant du poing sur la table auprès de laquelle ils étaient assis. A quoi tenait cette fureur ? Ce n’était certainement point parce qu’elle discutait librement les actes du gouvernement, le Mexique, Sadowa. Au Corps législatif, depuis des années, Jules Favre, Picard, Thiers, avaient critiqué sans ménagement et avec plus de vigueur la politique intérieure et extérieure de Napoléon III. Le particulier et le nouveau dans la Lanterne , c’était l’attaque directe, personnelle, insultante, brutale, contre la personne même du souverain, sa famille, ses ministres. Prévost-Paradol avait décoché déjà quelques traits cruels, mais en passant et sous une forme relevée ; au contraire, les outrages en face étaient le fond même du style de Rochefort. — « Cette malheureuse personne du Souverain, a-t-il dit lui-même, je la tordais comme du vieux linge ; j’écrivais par exemple ceci : « L’État vient de commander à M. Barye la statue équestre de Napoléon III : on sait que M. Barye est un de nos plus célèbres sculpteurs d’animaux. » Et encore ceci : « M. Lachaud, le célèbre avocat d’assises, est présenté comme candidat officiel à la députation ; le choix est excellent, personne n’ignore que Lachaud défend admirablement les malfaiteurs. » Il appelait l’Impératrice a une grue couronnée, » déchirait Napoléon III dans son père et sa mère, l’appelait « le fils du Hollandais. »

  1. 28 juillet 1868, p. 166.