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Et c’était précisément cela qui plaisait, transportait, produisait le formidable succès. Signe du temps, comme je l’écrivais, dont il fallait bien se rendre compte. Il s’expliquait d’abord par la haine persistante, inextinguible, des partis vaincus en 1848 et en 1851. Les Orléanistes, quoiqu’un grand nombre fussent dans les places, ne se consolaient pas d’avoir été privés du gouvernement par l’aventurier qu’ils avaient enfermé à Ham ; les républicains, auxquels on avait enlevé des dents la riche proie qu’ils avaient saisie le 24 février, n’étaient pas moins intraitables ; les légitimistes continuaient à détester quiconque n’était pas leur roi ; tous trouvaient dans ces coups de langue envenimés l’expression des colères, contenues jusque-là, qui grondaient impuissantes dans leurs cœurs. Mais cette cause, quoique très réelle, est une explication incomplète. Si Rochefort n’avait exprimé que les ressentimens des vieux partis, son tirage n’eût pas même atteint les quinze mille d’abord prévus par son éditeur. Il répondait à un sentiment beaucoup plus général, beaucoup plus intense. Tous les hommes de pensée, de travail, las de l’incertitude dans laquelle un gouvernement sans résolution nous tenait depuis 1866, étaient exaspérés d’avoir à se dire chaque matin : « Aurons-nous la paix ou la guerre ? la liberté ou la réaction ? » Ils étaient excédés de la persistance à maintenir une constitution vermoulue, chaque jour attaquée quoiqu’elle fût chaque jour déclarée intangible. Ils en voulaient au pouvoir personnel de se perpétuer, alors qu’il n’avait plus la force de s’imposer, ni d’inspirer confiance ; ils étaient impatientés de la présence au pouvoir des mêmes hommes, servant tour à tour les politiques les plus différentes avec la même conviction ; ils appelaient l’avènement d’hommes nouveaux, non compromis, qui ne fussent pas de jeunes vieux ; ils ne comprenaient pas pourquoi, ayant accordé peu près le droit de tout dire et de tout écrire, on refusait celui de participer à la conduite de la chose publique ; ils brûlaient de sortir de cet état incohérent où l’on ne retrouvait du passé que ce qui avait été faiblesse et imperfection. « Partout, écrivait George Sand, on entend sortir de la terre et des arbres, et des maisons et des nuages ce cri : En voilà assez ! et ceux qui se plaignent et se fâchent le plus aujourd’hui sont ceux qui, depuis quinze ans, défendaient l’idée napoléonienne[1]. » On en était arrivé à ce moment critique qu’ont

  1. A Harisse, 9 avril 1868.