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que leurs vertus privées, le désintéressement héroïque de leur vie de sacrifice, on les admire en regrettant que tant de vertus n’aient pas été conduites par un peu de bon sens ; et quand, chargé de la puissance publique, on les frappe, parce qu’on est obligé de protéger la société contre leurs insanités, on en souffre et on les plaint. Delescluze est un des hommes à l’égard desquels j’ai le plus vivement éprouvé ce double sentiment, bien que je n’aie jamais eu à sévir contre lui. Il était né jacobin comme d’autres sont nés libéraux. Dès 1834, il avait commencé à conspirer, et il a continué jusqu’à son dernier soupir sous la devise : « Ni Dieu, ni maître. » Je l’ai rencontré en 1848 chez Ledru-Rollin, rude, soupçonneux, intolérant. J’avais eu à essuyer ses sarcasmes qu’il me prodiguait avec tout le mépris dont un jacobin accable quiconque ressemble à un girondin. Il éperonnait Ledru-Rollin et le poussait aux thèses extrêmes. Lui-même en soutint une tellement risquée dans son journal la Révolution démocratique et sociale, à propos des assassins du général Bréa, qu’il fut condamné, par les juges de la République, à la déportation à Cayenne à perpétuité. Il s’était réfugié en Angleterre. Rentré en France en 1853, il avait été appréhendé et envoyé à Cayenne, le gouvernement impérial étant contraint d’exécuter la sentence qu’il n’avait pas rendue. Le seul acte de l’Empereur dont il ait eu à supporter les effets, c’est la généreuse amnistie qui, en 1859, lui rouvrit sans condition les portes de sa patrie. Il recommença aussitôt à conspirer. Il concerta son action avec un homme non moins connu, Blanqui, esprit puissant et cultivé, mais très contesté, depuis que Barbes l’avait accusé de trahison ; accusation rendue bien invraisemblable par une longue vie de martyre passée presque tout entière en prison. Lai aussi n’avait aucun grief particulier contre l’Empereur, car il n’est pas de gouvernement qui ne l’ait poursuivi, condamné et emprisonné ; il n’avait à lui reprocher que d’être un gouvernement. Delescluze et Blanqui, avant même que l’introduction des libertés leur eût donné les moyens légaux d’agir, opérèrent souterrainement, chacun de son côté et à sa manière, une manœuvre révolutionnaire de la plus redoutable efficacité.

Dès son début, l’Empire, fidèle à son origine démocratique, avait entouré de sa sollicitude les classes laborieuses ; il avait songé à leur bien-être matériel aussi bien qu’à leur dignité. Ces classes, qui avaient applaudi au coup d’État, n’avaient pas été insensibles aux améliorations que chaque jour on réalisait à leur