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l’un des républicains demeurés sur la barricade crut, sans doute, que les soldats frappaient réellement les représentans ; il abaissa son arme et fit feu. Un militaire tomba mortellement frappé. La tête de la colonne, qui n’était plus qu’à trois ou quatre pas de la barricade, répondit par une décharge générale. Le représentant Baudin, demeuré debout sur une voiture, et qui continuait de haranguer les soldats, tomba foudroyé. Trois balles lui avaient fracassé le crâne. » Ainsi ce n’est pas sur l’ordre d’un des officiers du coup d’État que Baudin a été tué : il le fut spontanément, à titre de représailles, par des soldats exaspérés de la mort d’un de leurs camarades ; Baudin n’était que la seconde victime ; la première était l’enfant du peuple qui, sous l’uniforme, faisait lui aussi son devoir, et, à ce titre, méritait, autant que le député, un hommage commémoratif. Mais il ne fut aucunement question du pauvre soldat ; les révolutionnaires ne célébrèrent que Baudin.

Delescluze s’empara de cette mort, et, sur ce souvenir, organisa une savante manœuvre. Une démonstration au cimetière Montmartre la commencerait : le peuple de Paris a le culte de la tombe, une répression dans un cimetière ressemblerait à un sacrilège. Mais pour cette manifestation, on ne pouvait compter que sur les jacobins de la rue ; les bourgeois parlementaires ne s’y associeraient pas. On leur fit leur part et on les convia à une souscription publique pour un monument au martyr de la loi. Les profonds organisateurs de cette machination ne s’exagéraient pas outre mesure la portée de l’événement qu’ils préparaient. Quoique habitués à grossir les espérances et toujours prompts à escompter les faveurs de l’imprévu, ils n’étaient pas assez aveuglés pour supposer qu’une visite à un cimetière et une souscription à une statue renverseraient un gouvernement dont la force matérielle restait intacte. Ils espéraient troubler les ministres, leur faire perdre le sang-froid et les amener à des maladresses ou à des excès de répression ; ils se disaient que la lassitude causée par des attaques incessantes devient telle à la longue que, plutôt que de se défendre, on en vient à s’abandonner et à laisser la place à la petite minorité qui vous harcèle. Le moindre des révolutionnaires sait cela. Je disais à l’un des plus obscurs : « A quoi bon vos attaques ? Vous êtes une poignée, que pourrez-vous contre un colosse armé jusqu’aux dents ? — Ce que nous pouvons ? l’empêcher de se reposer dans un sommeil paisible et lui faire perdre la tête. »