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Président : « Je ne me plains pas d’avoir expié ici par un emprisonnement de six années ma témérité contre les lois de ma patrie, et c’est avec bonheur que, dans les lieux mêmes où j’ai souffert, je vous propose un toast en l’honneur des hommes qui sont déterminés, malgré leurs convictions, à respecter les institutions de leur pays[1]. » Nefftzer, dans le Temps, suggérait au gouvernement d’adopter ce thème. « Vous avez raison, écrivait Weiss, de glorifier la mémoire de Baudin, mais il faut souhaiter que son exemple ne soit pas suivi si, par aventure, la Constitution de l’Empire était violée. » Si ce conseil avait été écouté, les rieurs n’eussent pas été du côté des révolutionnaires. Leur souscription déjà ne prenait point feu ; elle flanchait et n’allait sans doute pas tarder à s’arrêter au milieu de l’indifférence générale. Le ministre ne sut pas la laisser mourir d’inanition ; il entama lourdement une poursuite équivoque contre le Réveil, l’Avenir national, la Tribune, la Revue politique, en rattachant l’ouverture de la souscription à la manifestation du 2 novembre, afin de se donner le droit d’invoquer l’article 2 de la loi dite de sûreté générale qui punit « les manœuvres et intelligences entretenues à l’intérieur, ayant pour but soit de troubler la paix publique, soit d’exciter à la haine ou au mépris du gouvernement. » Cette exhumation malencontreuse d’une loi détestée, qu’on supposait abandonnée, réveilla les susceptibilités de l’opinion et ne tarda pas à être châtiée. Les inculpés choisirent pour défenseurs Crémieux, Arago, Clément Laurier, Leblond ; le principal, Delescluze, après quelques hésitations, eut l’instinct de choisir Léon Gambetta.

Gambetta était alors dans l’épanouissement de la jeunesse, à ce moment où on subit encore la poussée des illusions de l’inexpérience en apercevant cependant déjà un peu les réalités de la maturité. Fils d’un Génois établi épicier à Cahors, il n’avait été naturalisé qu’à vingt ans et l’on retrouvait dans sa personne et dans son caractère l’empreinte de cette origine non française. Les traits de son visage étaient d’une régularité vulgaire, d’une coloration chaude ; un de ses yeux, malade, sortait de l’orbite d’une manière effrayante, l’autre était doux et fin ; le front vaste se couronnait d’une belle chevelure noire, la bouche se cachait dans une barbe touffue. Dandinant son corps déjà épais, la tête fièrement relevée, vous abordait-il d’un ton familier, jovial, bruyant, un peu

  1. Empire libéral, t. II, p. 228.