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déclamatoire, il donnait l’idée d’un hardi compagnon, sûr de lui, dominateur, et toujours prêt à l’aventure, La conversation devenant plus intime, vous enveloppait-il de sa voix étendue, sonore, aux pénétrations insinuantes et aux caresses persuasives, on sentait, sous les façons débraillées le charme, et sous l’apparence hâbleuse, le calcul et le sérieux, et l’on comprenait la fascination de ceux qui se plaisaient sous une direction non exempte de brutalité. Il était d’une ignorance à peu près complète, connaissait à peine les articles du Code civil et savait de l’histoire et de la politique ce qu’on en apprend dans les journaux et les revues. Tout son bagage était Rabelais dont il se délectait, les discours de Royer-Collard, dont il récitait de long fragmens, et les discours des Cinq au Corps législatif qu’il s’était tellement assimilés qu’il semblait les avoir prononcés lui-même, les mimant très spirituellement avec ses amis. Il suppléait à tout ce qui lui manquait par une intuition vive et il était de ceux qui, devinant beaucoup, ne se ressentent pas d’avoir peu appris. Toutefois ce manque de lest solide explique sa facilité à passer tout à coup d’une manière de voir à une autre tout opposée. !

Si des traits divers de cette captivante nature je voulais mettre en relief le principal, je dirais que c’était avant tout un audacieux, selon le type italien, de belle humeur jusque dans les circonstances épineuses, de sang-froid au milieu de l’entraînement, accommodant même dans l’intransigeance, de force à enfoncer les portes, tout en sachant que, dans certains cas, il vaut mieux les crocheter, préférant se montrer généreux, prêt cependant à ne l’être pas, incomparable, même après Garibaldi, à trouver les grosses phrases sonores qui électrisent les multitudes, et à inventer les pantomimes qui les divertissent. Comme tout véritable orateur, il était lui et ne saurait être comparé à personne autre. Néanmoins le maître avec lequel il aurait le plus d’analogie, c’est Rouher, aussi génial orateur que piètre politique. Il lui ressemble par la flexibilité, l’abondance, l’impétuosité et l’incorrection du langage, l’arrogance des formules, l’intensité chaude de la diction. Il ne le dépassait point par la maturité et l’élévation des idées ou l’éclat de l’imagination ; il lui était inférieur en connaissance des affaires.

Il était pauvre petit secrétaire chez Crémieux, sans aucune affaire, mais exerçant déjà sur ses camarades un ascendant incontesté. Ils l’escortaient, l’écoutaient, l’applaudissaient, l’admiraient autour des tables du café Procope, et aucun d’eux ne doutait, pas