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ciel que le soir venu, chacun de nous, au lieu de rouler dans sa cervelle de mauvais propos et des desseins tortueux sur le prochain, imitât l’exemple de Sextius et de Sénèque et citât son je, son moi ou son nous à son propre tribunal ! On ne prend pas le temps de se regarder.

C’est surtout dans l’histoire que le moi est instructif. Les faits n’ont leur individualité, qui permet d’en suivre ou d’en rejeter l’exemple, que lorsqu’ils sont circonstanciés jusque dans les moindres détails : sinon, ils sont en réalité tout autres qu’ils paraissent, et deviennent cause d’erreur. Qui peut même leur donner leur vie propre si ce n’est ceux qui les ont préparés, conseillés ou exécutés ? « Les seules bonnes histoires sont celles qui ont été écrites par ceux-mêmes qui commandaient aux affaires ou qui étaient participans à les conduire, ou au moins qui ont eu la fortune d’en conduire d’autres de même sorte[1]. » Voulez-vous profiter de l’expérience du passé ? N’ouvrez pas les histoires littéraires, à l’exception de quelques-unes très rares écrites par des esprits supérieurs ; tenez-vous-en aux histoires chronologiques, et lisez les Commentaires de César, les Mémoires de Commynes et de Retz, les Lettres de Henri IV, les Conversations de Sully, les Instructions de Louis XIV, les Histoires de Frédéric, les Dictées de Napoléon, les Mémoires de Lafayette, Chateaubriand, Pasquier, Talleyrand, Guizot, Gouvion Saint-Cyr, Tocqueville, etc. Vous y trouverez plus de vérité et par conséquent plus d’enseignement en quelques pages que dans les élucubrations rhétoriciennes des Henri Martin de tous les temps. Reste à savoir comment on le présentera. Montaigne dit : « Si je me semblois bon et sage, je l’entonnerois à pleine teste. De dire moins de soy qu’il n’y en a, c’est sottise, non modestie. On ne vaut que ce qu’on se prise. » Épictète ne voulait pas qu’on s’entonnât à pleine teste. Il préférait qu’on se dépréciât quand même : « Si on vient te dire : Un tel a médit de toi, ne t’arrête pas à te justifier, mais réponds : Il ignorait mes autres vices, puisqu’il n’a parlé que de celui-là. » Mon avis est qu’il ne faut ni se déprécier ni se célébrer, mais se raconter honnêtement et laisser le lecteur juger.

  1. Montaigne, livr. II, ch. X.