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bout le combat auquel il m’avait obligé. Il lança sur moi sa meute des Dréolle et compagnie, conduite par Paul de Cassagnac. Les journaux intransigeans, l’Avenir, le Réveil, le Siècle surtout firent chorus, et vraiment lorsqu’il s’agissait de moi, quand on lisait le Pays, on croyait lire le Siècle et quand on lisait le Siècle on eût pu croire qu’on tenait le Pays. Du ministère de l’Intérieur, du bureau de la Presse, et des bureaux des journaux radicaux, partait chaque jour pour tous les journaux de province un flot d’injures.

Je ne crois pas que, depuis que la presse existe, aucun livre ait été reçu par un charivari comparable à celui qui accueillit mon pauvre « livret. » Ce fut assourdissant. Injures, calomnies, dédains, railleries, rien ne manqua : lorsque je n’étais pas un scélérat, j’étais tout au moins un niais, un vaniteux, fini, perdu, coulé. En ce premier moment, j’apparus vraiment, selon la belle expression de l’Ancien, aliena invidia splendentem.

Toute cette polémique était d’une pauvreté déconcertante. Les gros mots supprimés, les reproches pouvaient se réduire à ceci : l’abus du Je. N’étais-je pas condamné à user du je puisque je faisais ma confession et non celle de mon voisin ? J’aurais pu dire nous à l’exemple de Cicéron, de Chateaubriand et des souverains ; mais outre que ce nous est gênant à manier, il y a beaucoup plus de superbe dans cette multiplication sonore du moi que dans un modeste singulier. D’ailleurs, je ou nous, peu importait ; c’est l’étalage fatigant, haïssable du moi sous une forme quelconque qu’on me reprochait. Or, je pense que la contemplation du moi est l’objet le plus intéressant, même pour les autres, et que, loin d’être haïssable, il est souvent de grand profit. On disait à la marquise du Deffand, qui sortait d’un long tête-à-tête avec un butor : « Comme vous avez dû vous ennuyer ! — Du tout, répondit-elle, il me parlait de lui. » Les livres qui ont le mieux résisté au temps sont les Pensées de Marc-Aurèle, les Confessions de Saint-Augustin, les Essais de Montaigne, qui nous font assister aux évolutions intellectuelles et sentimentales d’un moi. Chacun s’y retrouve. « On se plaint, dit Victor Hugo, des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas[1] ? » Plût au ciel que chacun s’occupât un peu moins des autres et un peu plus de lui ! Plût au

  1. Préface des Contemplations.