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et maraîchers, épiciers et marchands de vin, gargotiers et rôtisseurs. À cette menue plèbe, espoir de l’avenir, Pierre Leroux, à l’instar de la rue qui porte son nom, ménage des points de contact avec les représentans du passé. Il s’ingénie à « retrouver les titres de la doctrine moderne de liberté, d’égalité et de fraternité dans la profondeur des traditions ; » et c’est sa méthode de tout conserver, pour tout expliquer, concilier et développer.

D’aussi vastes projets exigent une culture encyclopédique, et celle de Pierre Leroux, qui n’est pas toujours exacte ni puisée aux sources, témoigne néanmoins d’un prodigieux effort pour tout embrasser, — je veux dire les ordres de connaissance les plus divers, — et tout retenir. Ajoutez à cela une pensée très défiante, non d’elle-même, ce qui serait faiblesse, mais des opinions reçues, accréditées, passées en maximes dans les milieux officiels et les gazettes officieuses ; défiance, au demeurant, qui lui tint lieu d’originalité, et qui l’amena à deux pas du génie, tant ce qu’elle avait pour mission de décréditer, — et qui n’avait, de la solidité, que l’apparence, — s’affichait avec prestige et s’épuisait en prouesses pour en faire accroire.

Et cependant, ni Victor Cousin, ni MM. Guizot et Duchâtel, — pour ne citer que les adversaires de marque, — n’ont prêté, semble-t-il, la moindre attention aux essais de ce gueux que fut toujours Pierre Leroux, ni manifesté le souci de se défendre autrement qu’en feignant de les ignorer. Et peut-être MM. Guizot et Duchâtel les ignoraient-ils effectivement, mais non pas Victor Cousin. Maint passage du traité : Du vrai, du beau et du bien, témoignerait, au besoin, en faveur de ce qui est notre conviction absolue, à savoir, que le grand imprésario de l’éclectisme ignorait si peu les travaux de Pierre Leroux qu’il s’en est inspiré plus d’une fois au cours de ses variations successives.

Ce fut, au reste, la destinée de Leroux d’être pillé. Sainte-Beuve l’appelait familièrement « sa vache à lait, » et Dupont-White, qui aimait à s’exprimer sans fard, donnait son signalement en ces termes : « Un des écrivains de ce temps qu’on peut dévaliser avec le plus de fruit et d’impunité. » C’était aussi le sentiment de George Sand, qui sut mettre à profit, comme chacun sait, et royalement exploiter les idées du philosophe. Elle le reconnaissait, d’ailleurs, avec une bonne grâce parfaite : « Il faut bien que je vous le dise, écrivait-elle le 14 février 1844 à un M. Guillon, George Sand n’est