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1848 ne l’eût en quelque sorte « déclassé » et déconsidéré pour un temps qui dure encore, la réputation de Leroux prenait racine, et dans plus d’un milieu. Ses démêlés avec Cousin tenaient en haleine les séminaristes d’alors ; Renan l’atteste dans ses Souvenirs de jeunesse : « M. Cousin nous enchantait, dit-il ; cependant Pierre Leroux, par son accent de conviction et le sentiment profond qu’il avait des grands problèmes, nous frappait plus vivement encore. » Parallèlement aux séminaristes, les femmes s’agitaient, Mmes d’Agoult, Sand et Marliani se passaient le doux prophète, espérant on ne sait quel nouvel Évangile pitoyable aux Samaritaines. Ces succès « féminins » donnaient quelques inquiétudes aux amis de l’autre sexe. « Notre métaphysicien, écrivait Béranger le 28 juillet 1840, s’est fait un entourage de femmes à la tête desquelles sont Mmes Sand et Marliani, et c’est dans des salons dorés qu’il expose ses principes religieux et ses bottes crottées. Tout cet entourage lui porte à la tête, et je trouve que sa philosophie s’en ressent beaucoup. »

L’« entourage » dont médisait Béranger fut pourtant, aux heures critiques, une ressource pour le philosophe. Affligé d’une détresse chronique et père de quelque dix enfans, il eut recours à ces dames, qui lui vinrent en aide, plus d’une fois, de leurs propres deniers. Il avait cette sorte de fierté qui fait qu’on accepte certains présens parce qu’on les tient pour dus. Tout bien considéré cependant, il n’eut jamais le sens commun, si l’on entend par là qu’il gaspilla des facultés éminentes, ne sut aménager ni une œuvre, ni sa propre existence, essayant de divers métiers sans en adopter proprement aucun, tour à tour ou simultanément ouvrier, journaliste ou législateur, rêvant du progrès indéfini de l’espèce avec fureur, avec enivrement, tandis qu’autour de lui et chez les siens la misère se faisait plus noire, l’avenir plus énigmatique, et l’espoir enfin plus chancelant. Et, sans doute, à rêver une humanité régénérée, on ne perd, à proprement parler, ni son temps ni sa peine, puisque tout se retrouve dans le grand in fieri qui est la loi de ce monde. C’est même la raison pourquoi l’on pardonne à ces rêveurs obstinés dont on utilise un jour ou l’autre les Utopies ou les Apocalypses. Celui-ci fut, au surplus, un utopiste de marque, tout près d’être un grand esprit, et qui eut la bonne fortune de rencontrer sur son chemin et de bousculer une encombrante et inconsistante idole.