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l’œuvre simultanée et indécomposable de la raison et de la foi. »

Lorsque Leroux reprochait à Victor Cousin de n’être qu’un « critique, » peut-être lui faisait-il trop d’honneur : mais il voulait dire par laque la vie, en son fond dernier, échappait à l’analyse, et qu’on la pouvait formuler ou traduire en symboles, mais qu’elle ne se révélait à nous que par un acte sui generis, dont tout notre être, à la fois esprit et corps, pensée et sentiment, faisait indivisiblement la dépense. » Reconnaissez, disait-il à Victor Cousin, que la philosophie ne participe pas seulement de la nature de la science, mais de la nature de l’art ; que ce n’est pas seulement une affaire d’observation et de raisonnement, mais aussi une affaire de sentiment... Il ne s’agit pas seulement de comprendre et d’expliquer... Vous voyez, dites-vous ; non, vous ne voyez pas, car voir, en cela, c’est sentir... Les théologiens, sous le langage desquels se cache au fond la plus savante et la plus profonde des psychologies, nommaient pêché contre le Saint-Esprit cette absence de sentiment ; et c’était là, disaient-ils, le plus énorme des pêchés de l’intelligence. Ils avaient raison. »

Plus récemment, Emmanuel Kant, en Allemagne, s’était avisé, de son côté, de ce caractère de la vraie philosophie, de n’être pas uniquement une physique, ou une logique. Mais ses disciples, moins avisés que leur maître, faussèrent la doctrine au point d’en renverser littéralement l’économie. « M. Cousin, par exemple, frappé des travaux de Kant, mais n’en comprenant pas le sens et la portée, s’est mis dans l’idée que l’ontologie est une science acquérable par la voie de la logique. Mais c’est précisément le contraire que Kant avait démontré... Si quelqu’un doutait que ce soit là le résultat de cette philosophie kantienne dont on nous a si longtemps parlé avec tant de voiles et de mystères, qu’il écoute Kant lui-même, résumant ainsi le sens et l’utilité de son œuvre : « On nous demandera, sans doute, quels sont les trésors de science que nous pourrons léguer à nos neveux dans une métaphysique ainsi épurée par la critique, et par là même réduite à l’immobilité... J’ai voulu enlever à la raison spéculative ses prétentions aux aperçus transcendans. Je devais donc abolir la science pour faire place à la foi[1]. »

  1. Préface de la Critique de la raison pure. — II serait curieux de rapprocher de cette opinion de Leroux sur Kant, celle qu’émettait M. Brunetiére en 1898, dans une conférence sur le besoin de croire. (Voyez Discours de combat, t. I, p. 318-321.) Cf. également Renouvier, Philosophie analytique de l’Histoire, III, p. 300 et suiv. Est-ce un hasard que les seuls hommes qui aient aperçu le rapport des deux Critiques de Kant, et la vraie portée de sa philosophie, soient trois penseurs étrangers à la discipline « universitaire ? »