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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 33.djvu/351

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propres armes. Parmi ces derniers, il nous faut citer plus particulièrement Victor Cousin.

Que Victor Cousin ait, à sa manière et à son corps défendant, tenu compte des critiques à lui adressées par Leroux, le fait ne laisse pas d’être significatif. Il fallait que Leroux eût, dans une certaine mesure, dérangé l’équilibre de la philosophie éclectique, pour que Cousin s’employât à la remettre d’aplomb ; et il fallait, d’autre part, que Cousin se sentît très fort, pour qu’il se pût donner, aux yeux du public, l’air de mépriser Leroux. Et, en effet, pas plus que sa situation dans l’État, sa philosophie n’était commode à ébranler ; non point qu’elle fût solide en elle-même ; mais elle l’était par voisinage, si je l’ose dire ; elle était forte de tous les ouvrages de défense dont son fondateur, avec un art consommé, s’était plu à l’entourer ; et Proudhon se moquait quand, dans ses démêlés avec Leroux (1849), il écrivait dédaigneusement : « Finalement, vous me menacez de me traiter comme vous avez fait l’éclectisme, cette grande porte ouverte de la philosophie moderne, que vous avez eu la gloire d’enfoncer tout seul. »

Mais surtout n’oublions pas que l’éclectisme fut, à son heure, l’expression authentique, quoique provisoire, de cette « insurrection de l’esprit contre le cœur » que dénonçait Auguste Comte en 1848, et que Leroux ne craint pas d’appeler de son vrai nom, le Rationalisme. C’est contre le Rationalisme, et parce qu’il en discernait l’insuffisance ou l’étroitesse, que Leroux s’est élevé dans sa lutte contre l’éclectisme ; ses appels à la tradition, à la foi, au sentiment, révélaient un besoin que le Rationalisme s’était montré impuissant à assouvir. Qu’il eût pleinement conscience de ce qu’il faisait, c’est une autre question ; mais il n’est pas douteux que, sous la forme de l’éclectisme, et dans la personne de Victor Cousin, c’est l’irréligion qu’il battait en brèche ; et que, dans ces conditions, il ait pu se faire écouter, c’est déjà fort honorable ; mais il eut à subir, de la part des esprits dits émancipés ou critiques, toutes sortes d’avanies, et c’est ce qui achève ou consolide son mérite.

Et néanmoins, reconnaissons-le, Pierre Leroux était de son siècle, et tout l’effort qu’il fit pour s’en dégager ou s’en affranchir ne servit, en un sens, qu’à l’y faire retomber plus lourdement. Il crut jusqu’à la fin que le christianisme avait fait son temps, tout au moins dans sa forme traditionnelle, et qu’on ne le pourrait utiliser désormais qu’à la condition d’en retrouver la raison suffi-