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sante et, comme on dit, les titres, dans la nature humaine. En quoi, certes, il s’abusait. Que « tous ceux qui ont contribué à établir parmi les hommes la fraternité, la liberté, l’égalité, aient été dans la voie religieuse, » c’est aussi notre sentiment ; mais que le fait de la solidarité, ou, pour employer un langage plus franc, le fait de la dépendance où se trouvent les hommes les uns à l’égard des autres contienne en lui-même une vertu morale ou religieuse, et se traduise nécessairement ou se transfigure infailliblement en amour, en charité, en égalité, c’est une hypothèse pour le moins téméraire, et dont on pourrait même, au besoin, garantir la fragilité. « Le moi, dites-vous, se cherche et ne peut se trouver directement : de là notre amour du semblable. » De là, dirons-nous plutôt, l’égoïsme ou l’exploitation de l’homme par l’homme. Vous écrivez : « Si, oubliant que vous êtes uni à l’humanité, vous vous faites égoïste, vous aurez les plaisirs solitaires d’un homme seul. » Mais de quel droit confondez-vous égoïsme et isolement, altruisme et solidarité ? L’égoïsme est solidarité aussi ; il n’y a pas de moi solitaire, le moi est toujours solidaire ; mais la solidarité est égoïste ou altruiste. Comment choisir ? Vous poursuivez : « Supposer l’individu, c’est supposer l’humanité ; c’est donc supposer qu’il est par l’humanité et pour elle. » Et pour elle ? Et pourquoi cela, s’il vous plaît ? Cela crève-t-il donc les yeux, et sommes-nous aveugles ? Ou bien se moque-t-on de nous ? Nous nous rappelons, à ce propos, qu’un disciple d’Auguste Comte nous proposait naguère un raisonnement analogue : « La grande vérité qui nous doit dominer, écrivait M. A. Baumann, étant que nous ne vivons que par autrui, le grand devoir résumant tous les autres sera qu’il nous faut vivre pour autrui. Il y a entre ces deux propositions un enchaînement logique dont la rigueur s’impose aux esprits les moins méditatifs[1]. » Que ne sommes-nous, hélas ! des esprits méditatifs !… Entre ces deux propositions de M. Baumann nous n’apercevons aucun lien logique.

J’emploie ici le pluriel intentionnellement, car je ne saurais, dans une question aussi grave, me séparer de l’humanité moyenne, dont ç’a été l’honneur ou l’infirmité, comme on voudra, d’invariablement exploiter le prochain toutes les fois qu’une autorité d’origine surnaturelle, — ou admise comme telle, — aidée le plus souvent par l’autorité civile, ne le lui interdisait pas formellement. A-t-elle

  1. A. Baumann, la Vie sociale de notre temps, Paris, 1900, p. 260.