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tort, cette humanité moyenne, de profiter de la solidarité qui nous lie, c’est-à-dire de l’entendre spontanément dans un sens égoïste ? Elle a tort, répond Leroux, d’accord ici avec les diverses écoles positivistes. Mais pourquoi a-t-elle tort ? Poussés à bout, Leroux et les positivistes répondent : parce que l’altruisme, au fond, c’est l’égoïsme. Ah ! nous y voilà. Et c’est cela qu’on ne prouvera jamais. Il n’y a pas de morale sans sacrifice, et l’on n’arrive à se persuader du contraire qu’en faisant fi de la réalité. « On peut, dans son cabinet, et en quelque sorte loin du champ de bataille, se reposer dans des philosophies efféminées et s’imaginer qu’on peut résoudre d’une manière satisfaisante le problème d’être honnête sans sacrifice ; mais qu’arrive une conjoncture grave, publique ou privée, qu’une lutte s’engage entre l’honneur et l’intérêt, entre la passion et le devoir, à l’instant les jeux de l’esprit s’évanouissent, toutes ces savantes combinaisons, inventées dans l’ombre d’un cabinet ou d’une école pour se passer de courage ou de vertu, ne fournissent pas la moindre ressource[1] : » c’est ici Cousin qui a raison contre Leroux ; et c’est, qu’on nous passe le mot, escamoter le problème moral, et non le résoudre, que de le ramener à ces termes : altruisme = égoïsme ; ou à ceux-ci : vertu = bonheur. « On peut dire sans crainte de se tromper, remarque quelque part Leroux, que le christianisme n’a pas démontré son précepte de la charité. » Je le crois bien, et il eût risqué, à le vouloir démontrer, d’avoir le succès des morales positivistes ; mais s’il ne l’a pas démontré, il l’a du moins établi sur le seul fondement qui le puisse porter : le dogme de l’égalité fraternelle.

Mais on insiste, et l’on se fait fort de prouver que ce dogme lui-même est le résultat d’une élaboration séculaire, et l’énoncé empirique, encore que légitime et vrai à sa manière, d’une loi de la nature humaine. « L’égalité, assure Leroux, est en germe dans la nature des choses. » Je ne le nie pas ; mais avouez que la « nature des choses » est singulièrement déconcertante, et qu’elle se prête plutôt mal à l’éclosion de germes dont elle devrait, semble-t-il, encourager le développement. Bien plus, il n’apparaît pas, à voir comment se comporte la nature à tous les degrés, qu’elle manifeste la moindre tendance à l’égalité ; toutes les sortes d’inégalité ont, au contraire, en elle leur source, leur principe et leur aliment ; elle se plaît à différencier les êtres, à les subor-

  1. Victor Cousin, Premiers essais de philosophie, 3e édit., Paris, 1855, p. 290.