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Mais avant que d’entrer sous le porche principal, il nous faut fendre la foule pressée des fidèles presque nus qui s’écrasent devant les boutiques accrochées, à la façon des végétaux parasites, contre les murailles du temple. La masse pyramidale du gopura surmontant le portail domine cette marée humaine qu’agite un continuel reflux. Notre passage y trace un sillon qui se referme aussitôt. Devant nous les pions de police ouvrent un peu rudement la route. Par momens, je m’emploie à tempérer leur ardeur. Mais personne ne se plaint. Aux bourrades, les femmes opposent des gloussemens ou des rires, certaines jurent comme des chattes. Celles-là sont parmi les plus braves. Et le souvenir me revient de cette jeune brahmine, aux bras cerclés d’argent, qui m’arrêta un certain soir, en crachant au poitrail de ma monture, lorsque, le fouet de chasse haut, je prétendais obliger un des siens de pousser à la roue de ma charrette embourbée. Où est-elle, maintenant, la brahmine du North Arkat ? Peut-être parmi ces vieilles brèche-dents, qui oignent de curcuma quelque idole, dans un recoin de portique. Peut-être aussi est-elle morte comme sont mortes en moi les passions violentes de la jeunesse qui vous font haïr par ceux-là dont le sang-froid n’a jamais connu les âpres joies de la domination par la force ! Aujourd’hui je trouve que les pions à ceinture noire tapent trop fort. Naguère j’aurais crié pour les exciter à mieux faire..

Nous voici dans la première enceinte. Seule accessible aux profanes, elle regorge de peuple. La multitude paisible, parlant à voix basse, ainsi qu’on le fait à l’Église, piétine ou avance suivant l’occasion, se portant vers l’étang sacré dont les gradins disparaissent sous les rangs pressés des baigneurs. Dans la salle aux mille piliers, les visiteurs venus de loin se reposent, assis par groupes et soupent de leurs provisions. Des enfans, dont certains paraissent nés d’hier, sont couchés à même la dalle, vautrés sur le ventre, étendus sur le dos, dans la condition naturelle d’une innocente nudité. En voici de tout petits, blottis en société sous un même pagne. Les superbes yeux noirs, éclatans, révèlent seuls la présence de la nichée. Une rumeur qui monte, grossit, se rapproche, fait rentrer les têtes éveillées sous le pagne. Une troupe d’hommes presque nus se rue au son des tambours et d’une trompette dont le propriétaire me coudoie, tant il se hâte en soufflant. C’est une trompe énorme, démesurée, longue de plus de trois mètres, à l’estime, le pavillon évasé de ce cuivre coifferait la tête