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d’un bœuf. Accourent derrière quelque douze porteurs. Ils manœuvrent lestement un brancard où une idole enguirlandée de fleurs est bercée dans un mouvement de houle. Des coureurs la flanquent avec des lances à feu dont la tête, en façon de cerceau ou de lyre, est habillée d’étoupes flamboyantes. Un petit garçon se hâte, tenant à bout de bras un large parasol vermeil pour abriter la tête de la divinité, qui laisse voir le seul bout de son nez doré parmi les fleurs blanches et roses. Et l’apparition passe, se perd dans l’obscurité des vestibules, disparaît dans le sanctuaire.

Suivant la foule, nous nous trouvons bientôt dehors, en pleine grand’rue. Au loin, brille le taureau d’argent, le taureau de Çiva, entouré de lumières, et les sons graves et puissans de la trompette sacrée paraissent sortir de ses flancs, par sa gueule largement ouverte. De sa langue rouge, il caresse son muffle carré. Je veux m’approcher, voir de près la bête merveilleuse. Mais je suis happé au passage par un Hindou qui, lui aussi, fait battre le tambour devant sa boutique close. Sur la devanture de paille tressée règne une banderole de calicot blanc où l’on peut lire en lettres noires, hautes d’un pied, le mot PHONOGRAPHE. Force m’est d’entrer, et le barnum tamoul nous fait, à M. S... et à moi, les honneurs de son appareil. Moyennant quelques caches, — c’est-à-dire quelques centimes, — chacun peut s’appliquer les disques sur les oreilles et ouïr des sons variés, depuis les bruits d’une gare où un brahme se met à grand’peine en wagon avec sa femme, jusqu’au discours de M. Loubet aux électeurs de Montélimart. De celui-là les Hindous se montrent particulièrement friands. Ils en écoutent soigneusement le moindre mot encore qu’ils n’en comprennent point le sens. Car on leur a dit, pour les décider à consommer, que M. Loubet, en personne, lui, le Président, pas un autre, avait parlé de sa bouche sur le cylindre. Puis ce rouleau avait été expédié par ses soins au Coromandel. Le respect absolu que professe l’Hindou pour les pouvoirs établis, décuple pour lui l’intérêt de l’audition. Le barnum triomphe. C’est un indigène sans caste, se disant chrétien, qui travaille pendant le jour dans un bureau de l’administration et exerce, le soir, les métiers les plus divers. Sur l’heure, il s’improvise périégète. Nouveau Pausanias, il prétend nous expliquer les dieux et les cérémonies de leur culte. Je l’écoute : chacune de ses paroles est une calembredaine. Sans connaître Lucien, l’homme du phonographe