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Gillette était « inconsciente et tendre, avec une petite âme — si c’en était une, — délicatement païenne, dans un long corps charmant de grâce et comme étiré par une perpétuelle paresse. » Au rendez-vous où l’attend son amant, elle arrive souriante et calme « avec la sérénité d’une mauvaise conscience. » On se doute que le souvenir de ce divertissement n’éveillera chez elle aucune espèce de remords. « Pas une fois, Gillette, dans sa naïveté sauvage, ne pensa qu’elle avait peut-être fait quelque chose de mal. Elle ne croyait même pas, en rentrant chez elle un peu languissante, qu’elle eût rien à se reprocher. Elle revit Vernoy avec amitié, s’enquit de sa journée, et ce fut vraiment sans hypocrisie qu’elle lui dit en mangeant son potage : « Comme il faisait bon tantôt ! » Gillette avait une âme simple. Disons qu’elle a libéré cette âme de toutes les entraves et de toutes les chaînes, aussi allègrement qu’elle rejette chez son amant tout ce qui voile sa nudité. Elle s’est dévêtue de toute morale.

Elle est d’ailleurs, cette Gillette, remplie de douceur et de mansuétude : on ne se fâche pas contre ce qu’on ignore ; on ne part pas en guerre contre ce qui n’existe pas, et pour elle rien n’existe de ce qui pourrait contrarier sa fantaisie. Il n’en est pas de même avec les héroïnes de Mme Tinayre ; chez elles l’instinct se fortifie de la réflexion et de la volonté, se change en une conviction, en une foi ardente autant que raisonneuse. Le Credo en est simple ; l’article unique, vingt fois répété, en consiste à donner à la vie pour seul but : le bonheur par l’amour. « Fanny était une païenne. Elle bornait son désir et sa curiosité au monde visible où elle ne, cherchait que le bonheur. Elle ne comprenait pas qu’on eût fondé des systèmes de morale sur la vertu purificative de la douleur ; elle n’éprouvait aucune velléité de se racheter par l’épreuve, ne se croyant pas déchue ; et tous les romanciers russes réunis n’auraient pu la convertir à la religion de la souffrance humaine… La religion de l’amour, celle-là suffit à remplir notre vie… La femme normale, la femme que je crois être, ni mystique ni dépravée, n’a pas d’autre bonheur que d’aimer et se donner… Si les morts pouvaient parler, ils nous diraient assurément qu’il n’y a pas d’autre sagesse que de vivre en joie et de cueillir le jour, etc. » Ce nouveau fanatisme est intolérant, comme il convient ; c’est avec une âpreté extraordinaire, avec une violence haineuse qu’il se dresse contre tout ce qui lui fait obstacle et qu’il fonce sur l’ennemi.

Le plus redoutable de ces ennemis est, à coup sûr, le christianisme, N’a-t-il pas fait de l’amour un péché ? C’est lui qui est venu tout gâter, quand il aurait été si simple de vivre, d’aimer, d’être heureux, sans penser