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I

Prenons le machiavélisme en ses traits significatifs, dans l’image peut-être un peu sommaire qu’on s’en forme communément, et qu’il y aura lieu plus tard d’atténuer ou de renforcer, de corriger et de compléter, mais qui fait relief et qui est celle-ci : celle, après tout, que l’on obtient, résumant en trente lignes les trente chapitres du Prince[1] :

« L’Homme fort selon Machiavel tient le monde pour ce qu’il est et les hommes pour ce qu’ils sont ; il ne s’enquiert pas de ce qui devrait se faire, mais de ce qui se fait. Parmi tant de rivaux qui ne sont pas bons, il a appris à pouvoir n’être pas bon. Il sait que, la misère de notre nature ne permettant à personne d’avoir toutes les qualités, l’homme d’État doit s’arranger pour n’avoir que des défauts qui ne puissent lui faire perdre l’État. Il est lent à croire et à se mouvoir, ne s’effraye pas d’un rien, n’a pas peur de son ombre, ne pousse pas la confiance jusqu’à être imprudent, ni la défiance jusqu’à se rendre insupportable. Dans le fond de son cœur, il s’est demandé s’il valait mieux être aimé que craint, ou mieux être craint qu’aimé ; et il s’est répondu que sans doute il vaudrait mieux être l’un et l’autre ; mais que, comme il est difficile d’être les deux ensemble, le plus sûr est donc d’être craint, s’il faut renoncer à l’un des deux, car les hommes n’aiment qu’à leur gré, mais ils craignent au gré du Prince ; et la sagesse commande de se fonder sur ce qui dépend de soi, plutôt que sur ce qui dépend d’autrui. Il ne méconnaît pas que ce soit pour le Prince un honneur que de garder la foi jurée, mais il n’en a vu que trop qui ne se sont pas fait un scrupule de la violer, et qui, par-là, l’ont emporté sur ceux que leur parole enchaînait. Si les hommes étaient tous bons, une pareille morale ne serait pas bonne ; mais, comme ils sont mauvais et ne se gêneraient pas envers toi, toi non plus, tu n’as pas à te gêner envers eux ; exerce ton âme, dresse-la à ne point se départir du bien si c’est possible, mais à se résoudre au mal quand tu t’y trouves obligé. Paraître avoir certaines vertus est d’une tout autre importance que de les avoir réellement, puisque de les avoir et de les pratiquer sans y manquer peut nuire,

  1. Cf. Le Prince de Bismarck, Psychologie de l’Homme fort. Voyez la Revue des 1er et 15 juillet 1899, 1er avril et 1er mai 1900.