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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 33.djvu/531

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tandis que de paraître simplement les avoir ne peut être qu’avantageux. Le tout est de maintenir et d’augmenter l’État ; pourvu que l’on y arrive, il n’est pas de moyens qui ne soient considérés comme honorables, car le vulgaire ne voit que la surface des choses, et le monde n’est composé que de vulgaire. »

Ainsi, et en quelques mots, — un mot par maxime — : réalisme, égoïsme, calcul, indifférence au bien et au mal, à la vérité et au mensonge, à la parole donnée et au parjure ; virtù, c’est-à-dire énergie, résolution et ressort ; culte et culture de soi, gymnastique de la volonté, discipline de la pensée, du sentiment, des nerfs, de la chair, de tout l’être ; création continuelle par l’homme, dans l’homme même, d’un surhomme artificiel, du héros, du Prince, qui, sans se soucier des moyens, trouve moyen de réussir, et qui n’ait, avec le souci d’être grand, que le seul souci d’être beau. En cette indifférence, en cette insouciance, en cette totale amoralité, peut se cacher le germe de tous les vices, peut-être de tous les crimes : la cupidité, la rapacité, le dol, le vol, le libertinage, la débauche, la fourberie, la perfidie, la trahison, l’assassinat ; et, dès lors que les moyens sont indifférens, le poignard et le poison sont des moyens. Machiavel ne le dit pas, mais il ne le nie pas, et c’est toujours là qu’on en revient : il ne conseille ni ne déconseille, il constate. Avant de tracer et afin de tracer la règle du jeu de ce monde, il regarde comment se joue autour de lui ce monde. Or voici, point par point, ce qu’il voit.

L’enfant qui naît, naît où il peut : tant mieux s’il est de bon lieu, de pareils riches, puissans ou seulement connus, de père certain et de mère avouée ; mais, s’il est bâtard, qu’il n’en rougisse ni ne se désespère : il n’en rejaillit sur lui aucune honte, il n’en résulte pour lui aucune infériorité. Peu s’en faut que la concubine ne soit mise, partout et par tous, sur le même rang que l’épouse, montrée, déclarée, honorée comme elle. Du vivant de Maria di Savoia, femme du dernier des Visconti, et en sa présence, en pleine iglise, le clergé chante des prières publiques pour la maîtresse du duc, Agnese del Maino[1]. La famille elle-même ne

  1. Pier Desiderio Pasolini, Caterina Sforza, I, 16. — Nous laisserons autant que possible aux noms propres leur forme italienne, parce qu’il n’y a aucune raison de franciser les uns, de ne pas franciser les autres, qu’il faudrait alors les franciser tous, mais qu’il en est qui, outre ce qu’ils y perdent de couleur, y prennent un air trop étrange.