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condottiere. Le conteur Sacchetti se moque, dans une de ses nouvelles, de ce cordonnier qui, au lieu de taire des souliers, voulait « enlever la terre à Messer Ridolfo da Camerino[1] ». Mais il a tort de s’en moquer. Le premier des Sforza, l’ancêtre, Muzzo ou Muzio Attendolo, était un paysan de Colignola, noir et velu[2], comme ses vingt frères. « Un soir de l’an 1382, il était en train de piocher tranquillement le champ paternel, quand il entendit le son d’un fifre et d’un tambourin. C’étaient quelques soldats de la compagnie de Boldrino da Panicale qui, envoyés dans ces parages pour faire des recrues, s’ingéniaient à rassembler les gens. Derrière, il vit certains de ses camarades, qui s’étaient déjà enrôlés : « Eh ! Muzzo, lui crièrent-ils, fais-toi soldat, viens avec nous chercher fortune. Courage ! Jette la pioche ! » Et Muzzo lance la pioche sur un chêne, décidé, si elle retombe, à la reprendre pour toujours ; si elle reste en haut, à se faire soldat. La pioche resta, et Muzio, la nuit venue, vola un cheval à son père, s’enfuit de Colignola, et rejoignit le campement[3]. » Là, il commença par être ragazzo, garçon, à demi-page et à demi-valet, d’un homme d’armes de Spolète, nommé le Scorruccio. Il n’en finit pas moins grand connétable du royaume de Naples, et distingué très personnellement par la reine Jeanne, après avoir servi quatre papes et quatre rois. Son fils Francesco, quoique bâtard, doubla l’étape et se fit duc de Milan. Pareillement, Carmagnola avait gardé les vaches, Niccoló Piccinini avait été boucher. Qu’avaient été jadis Broglia de Chieri, seigneur d’Assise, Biordo, seigneur de Pérouse, l’anglais John Hawkood (l’Acuto)[4], et cet Alberigo Balbiano ou da Barbiano, miroir et modèle des capitaines d’aventure ? C’est l’histoire de nos généraux de la Révolution et de l’Empire. Il semble que, dans les momens de crise, avec toutes leurs ambitions, tous leurs appétits, tous leurs besoins, et toutes leurs ressources, tous les Moi soient subitement lâchés, et que le plus fort l’emporte. Comment donc est-on le plus fort, et si le Prince peut être n’importe qui venant de n’importe où, par où en vient-il ?

Le cas de Muzio Attendolo est caractéristique, il est typique et

  1. Nouvelle XC, édit. Le Monnier, Florence, 1860-1861. Cf. Villari, ouv. cité, I, 12.
  2. Cf. Ricordi di Massimo d’Azeglio. Notes sur une visite à Genzano, II, p. 90.
  3. Pasolini. ouv. cité, I. 6.
  4. Le nom est facile à retrouver sous son travestissement italien. Cf. Sacchetti