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femmes et d’enfans aux portes des boulangeries ; les assignats dépréciés ; le louis d’or oscillant, dans le seul mois de juin, de 500 à 1 000 livres ; la misère effroyable et l’extrême orgie ; le Palais-Égalité encombré d’agioteurs et de filles ; les tripots, les restaurans, les soupers froids, la bonne chère ; l’effronterie incroyable du luxe et de la parure ; une fureur, une frénésie de danse à Tivoli, Paphos, Idalie et aux « bals des Victimes ; » les théâtres regorgeant de spectateurs, de muscadins qui chantaient l’hymne antiterroriste à la mode, le Réveil du Peuple ; la Convention détestée des royalistes et des habitans des faubourgs, sommée d’abandonner un pouvoir tyrannique, redevenue semblable à une arène, où s’égorgent des gladiateurs : en germinal, Barrère, Collot-d’Herbois, Billaud-Varennes déportés ; en prairial, Romme, Goujon, Soubrany, Bourbotte, Duquesnoy, Duroy condamnés, périssant d’une mort héroïque ; en messidor, Joseph Lebon jugé, Fouché menacé ; les émigrés rentrant en foule ; les républicains égorgés à Lyon, Toulon, ; Marseille ; partout l’anarchie absolue, l’âpre désir de jouir, la soif de vengeance, l’égoïsme, la haine et la peur : tel était le spectacle que Paris et la France allaient offrir aux yeux de Mme de Staël. Nul tableau n’était plus intéressant aux yeux du moraliste ; nul n’était plus capable de décourager les partisans sincères de la république et de la liberté.

La liberté, Mme de Staël l’avait toujours aimée ; la république, elle s’y était ralliée depuis le 9 thermidor et la chute de Robespierre, en voyant s’établir en France un gouvernement modéré, ennemi de la Terreur. Elle avait fort scandalisé ses amis émigrés en Suisse, les Narbonne, les Montmorency, les Jaucourt[1], par ses déclarations républicaines ; et cette année même, quelques semaines avant son départ pour la France, au mois de février[2], elle avait

  1. Cela résulte de la correspondance de Mathieu de Montmorency avec la cousine de Mme de Staël, Mme Necker de Saussure, en particulier d’une lettre datée de Gléresse (août 1795), où Mathieu écrit : « Tous ses amis, on se rappelant ses conversations, ne peuvent pas douter que ce ne soit là réellement ce qu’elle pense. » Cette correspondance appartient à M. L. Perrot de Montmollin, qui a bien voulu nous la communiquer.
  2. Papiers de Barthélémy, publiés par Kaulek, IV, 620 : Frisching à Barthélémy, 21 février 1795. — Voir les nombreuses dépêches de 1794 et 1795, concernant Mme de Staël. Son prochain départ pour la France est annoncé par Barthélémy au Comité de salut public dès le 4 floréal (23 avril).