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LE PREMIER EXIL DE Mme DE STAËL

Le 6 prairial an III (lundi 25 mai 1795), Mme de Staël et un jeune Suisse de ses amis, nommé Benjamin Constant, faisaient leur entrée dans Paris. Ils venaient de Lausanne, d’où ils étaient partis le 26 floréal (15 mai), et avaient voyagé lentement à travers la France : les routes étaient défoncées, et il était difficile de se procurer des chevaux, qui semblaient avoir disparu, enlevés par le service des armées[1]. En se penchant à la portière de la chaise de poste, Mme de Staël et son compagnon aperçurent une charrette chargée de condamnés, que l’on menait à la guillotine : c’étaient dix-huit gendarmes, convaincus d’avoir abandonné, au 1er prairial, le poste de l’Arsenal, de s’être enfuis au « faubourg Antoine » et de s’être mêlés aux révoltés. On rappelait les souvenirs de cette terrible journée : la Convention envahie, le président Boissy d’Anglas menacé, Féraud massacré, sa tête sanglante portée au bout d’une pique ; mais, le 4 prairial, les troupes de la Convention, aidées des muscadins furieux, forçaient le faubourg, mettaient en fuite les rebelles, qu’une commission militaire jugeait, envoyait à l’échafaud. Paris affamé, manquant de pain, grâce aux lois du maximum, à l’hiver rigoureux[2] ; de longues files de

  1. Mallet du Pan (Corresp. inéd. avec la cour de Vienne, I, 92) dit qu’il fallait treize ou quatorze jours pour le trajet de Suisse à Paris qu’on faisait ordinairement en cinq jours. — La date de l’arrivée de Benjamin Constant et de Mme de Staël nous est donnée par le fragment des mémoires de Constant, publié par Coulmann (Réminiscences, III, 44) ; Constant se trompe d’un jour ; ce n’est pas le 5, mais le 6 que furent jugés les dix-huit gendarmes.
  2. Barras, Mémoires, I, 227 ; Mercier, Nouveau Paris, III, 91 ; Un séjour en France de 1792 à 1795, p. 280, publié par Taine ; Mallet du Pan, Corr. inédite, 1, 93 ; Aulard, Paris pendant la Réaction thermidorienne, t. II.