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était, on vengea par les peines les plus lourdes les plus légères injures ; ce fut une fureur d’espionnage et de délation ; un mot perdait un homme : Pietro Albanese périt pour avoir été « grand parleur, » car « celui qui profère l’offense écrit sur la glace, mais celui qui la reçoit écrit sur le marbre. »

Cependant la comtesse, tout en recherchant et en accusant elle-même, en accablant de ses invectives quiconque, de près ou de loin, pouvait avoir participé à l’assassinat de Girolamo, s’attachait à mettre hors de cause les parens, les femmes, les enfans, les proches des condamnés ; elle refusait de profiter de leurs dépouilles, et, parmi toute cette barbarie lâchée volontairement pour produire un effet d’effroi, elle réussissait à se donner encore un air de générosité, de pitié, de clémence. Elle inaugure une sorte de gouvernement direct, familier, et pour ainsi dire « bonhomme, » alla buona, dont tout le prestige, toute la force est en elle, « où chaque citoyen se sent voisin de cette souveraine qui peut devenir formidable, et lié à sa personne par une espèce de fascination singulière[1]. » C’est toujours l’éternelle question : se faire aimer ou se faire craindre ? Catherine répond comme Machiavel répondra : se faire craindre et se faire aimer, mais ne pas craindre de se faire craindre et ne pas trop aimer à se faire aimer, parce qu’il appartient toujours au prince, il dépend toujours de lui de se faire craindre, mais il ne dépend pas de lui, il ne lui appartient pas de se faire aimer : les hommes aiment à leur gré, mais ils craignent au gré du prince. Pour le moment, après justice faite, après ces coups frappés et sans préjudice des coups que directement ou indirectement elle se réserve de frapper encore, la comtesse reçoit de nouveau, au nom de son fils et au sien, le serment des chefs de famille de Forli. Ils s’agenouillent à ses pieds et, la main posée sur les saints Évangiles, jurent fidélité aux Riari. Peut-être leur seront-ils en effet plus fidèles qu’elle-même, car déjà, en plein exercice de sa force et quand elle use ainsi de son prestige, elle succombe à son unique faiblesse : l’amour tue en elle la veuve et la mère, elle a ses grandes misères que l’on connaît et une bien plus grande misère encore que l’on ne connaît pas. Elle aime ardemment, follement, en femme de trente ans, — et quelle femme ! du sang des Sforza, c’est tout dire, — un beau jeune homme

  1. Pasolini, ouv. cité, I, 297.