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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/150

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que trop fait, incestueusement, pour exaspérer et armer sa jalousie. César ne quittait pas son palais du Borgo Sant’Angelo, tout entier en apparence aux préparatifs de l’ambassade qu’il allait remplir à Naples. Il partit le 22 juillet sans que le Pape l’eût reçu. À son retour, le 6 septembre, lorsqu’il se présenta devant le Souverain Pontife, arrivé au pied du trône, il s’inclina, puis monta les marches. Alexandre VI, froidement, l’embrassa au front, sans un mot : Non dixit verbum Papæ Valentinus nec Papa sibi, note Burchard. Solo le bacciò, ajoute Sanudo. Qu’y avait-il dans cette retraite, dans ce silence et dans ce baiser ? Tous les ambassadeurs des villes italiennes qui étaient là, épiant le moindre geste, pensèrent le comprendre. Vénitiens, Florentins, Ferrarais, ils s’entendirent. Ils tremblèrent et ils admirèrent. « Certainement, avait écrit, dès le début, l’un d’entre eux, Alessandro Bracci, celui qui a mené la chose a eu et de la cervelle et bon courage ; et, de toute façon, on croit que ç’a été un grand maître[1]. »

César était donc, depuis 1497, en état de devenir prince. Il avait été, le 19 décembre 1498, nommé administrateur des biens du fils de Gandia, substitué dans son duché et dans ses possessions féodales de Sessa, de Teano, de Carinola et de Montefoscolo[2]. C’était pour lui, son fils aimé, son cœur, que le Pape, n’ayant rien de plus cher, — cor nostrum, videlicet dilectum filium que nihil carias habemus, — faisait main basse sur les biens des barons et des cardinaux, des Colonna, des Orsini, des Caëtani, des Savelli, des Pojano, des Magenza, des d’Estouteville. C’était pour lui qu’il voulait un royaume, sans bien savoir d’abord où il le lui trouverait, s’il demanderait au roi de Naples la principauté de Tarente, la terre de Bari au duc de Milan, à la maison d’Aragon une province en Espagne, ou s’il prendrait Ferrare aux Este, avec lesquels d’ailleurs, dans le même instant, il s’alliait par le mariage de Lucrèce. C’était pour lui, enfin, qu’en ses jours les meilleurs, porté au-dessus de lui-même et au-delà, de son siècle par un amour sans bornes, — svisceratissimo amore, — il s’élevait jusqu’au grand dessein de faire l’Italie une tout

  1. « E certamente, chi ha governato la cosa ha avuto e cervello e buono coraggio, et in ogni modo si crede sia stato gran maestro. » Lettre d’A. Bracci, ambassadeur florentin, du 17 juin 1497. Voyez Villari, ouv. cité, I, appendice, document II. — Cf. Ch. Yriarte, César Borgia, I, 131.
  2. Ch. Yriarte, ouv. cité, I, 136.