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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/186

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vivre. Ils sèment le désir et voient éclore l’amour, sans être prêts pour une pareille moisson. Hélas ! dans les épis d’or mûrira la souffrance. Et pendant que les séducteurs se détournent, effrayés de ce qu’on leur rend en échange de ce qu’ils avaient donné, les passionnés souffrent par celles que d’autres ont fait souffrir. La plus saisissante de ces figures est celle du gentilhomme fermier Boldwood dans Far from the Madding Crowd. Il menait dignement, à l’écart, son existence solitaire, indifférent aux séductions des jeunes filles, estimé de tous, recherché par toutes, un peu original et très distant. Sécheresse naturelle ou réserve acquise et voulue, cet homme paraissait à l’abri de toute surprise du cœur. Un jour, une fantaisie passe par la tête légère et pourtant sérieuse de la jolie, de la déconcertante Bathsheba Everdene. Elle lui envoie un « valentin, » c’est-à-dire un de ces messages insignifians et anonymes comme on en échange chez nous le 1er avril et qui, en Angleterre, s’envoient le 13 janvier. Elle a scellé l’enveloppe d’un cachet portant cette inscription : Épousez-moi. Bathsheba, vous ignoriez donc le fameux proverbe : « On ne badine pas avec l’amour. » Votre jeu innocent est un jeu bien coupable ; il va devenir le prologue du plus sombre des drames : Boldwood troublé, puis épris, puis éperdu, puis affolé, poussé au meurtre et au suicide. Ah ! vous ne saviez pas, imprudente enfant, tout ce que peut souffrir un cœur d’homme quand il s’est donné et ne peut plus se reprendre à qui ne veut pas de lui. Bathsheba d’ailleurs souffrira par le sergent Troy, dont la délivre le coup de fusil de Boldwood. Car c’est la loi : la passion crée de la souffrance. Cette loi, l’œuvre entière de M. Hardy la manifeste et l’explique. Nous y voyons la passion, étrangère à toute raison ou convenance, rapprocher ceux qui sont le moins faits pour se comprendre. Comme si elle voulait les compléter et les unir dans l’impossible accord des contraires, elle devient un défi à la nature et à la vérité. Clym Yeobright revient à sa bruyère d’Egdon avec la nostalgie de la terre natale et c’est à ce moment précis qu’Eustacia, opprimée par la mélancolie de ce désert, rêve d’une vie de plaisir qui l’emporterait hors des mornes solitudes où elle languit comme une captive. Le jeune homme arrive de Paris, devancé d’abord, puis environné par tous les prestiges qu’évoque le nom magique ; et elle le provoque à l’amour, elle croit l’aimer ; elle attend de lui qu’il la délivre d’un sortilège dont il est lui-même