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possédé[1]. C’est au jeune savant Swithin, tout détaché de la vie sensible et perdu dans la contemplation du ciel, que le cœur blessé de Paule, son cœur avide d’émotions et de tendresse vient demander l’amour[2]. Et de même le sage, le patient, le pur Winterborne aime la frivole Grâce, alors que Marty South, toute pareille à lui et faite pour son bonheur, est à ses côtés[3]. L’adolescence pensive et chimérique de Jude s’éveille à la provocation d’Arabella, une drôlesse audacieuse[4]. Quelle folie, ou plutôt quelle pitié ! Ce n’est plus le jeu de l’amour et du hasard, c’est l’ironie cruelle, l’absurdité de la vie. Dès son origine et son principe, la passion enferme une contradiction qui doit la détruire. Cette contradiction s’aggrave de ce que la passion est éphémère et se croit éternelle. Pis encore : la passion n’est autre chose qu’un égoïsme à deux, un non-sens. Deux êtres dont chacun aspire à anéantir l’autre en lui ne voient pas qu’ils s’opposent dans un antagonisme forcené au moment même où ils rêvent l’union absolue. Éternelle illusion, éternelle folie, source de l’éternel malheur. Où trouverait-on rien de plus foncièrement tragique ? Où verra-t-on jamais se manifester avec plus d’éclat la fatalité ? C’est pourquoi, sans doute, la passion est le thème inépuisable des romans de M. Thomas Hardy et comme le centre de ce tableau de la vie, qu’il semble avoir voulu si sombre et si douloureux.


II

A la pitié que M. Hardy ressent pour les faiblesses du cœur et les misères où elles nous entraînent, se mêle de la colère contre les rigueurs dont la vie sociale aggrave le mal de la douloureuse humanité. Dès sa première œuvre, Desperate Remedies, nous voyons poindre la satire. Tous les incidens, toutes les machinations, toutes les catastrophes de ce roman d’intrigue dérivent d’une « faute » initiale contre la moralité conventionnelle. Dans A Pair of blue eyes, Smith ne peut épouser Elfride parce qu’il est de condition trop humble ; Knight, le fat chroniqueur londonien, repousse l’amour le plus ardent, parce qu’il découvre dans le passé d’Elfride quelque chose qui ne s’accorde

  1. The Return of the Native.
  2. Two on a Tower.
  3. The Woodlanders.
  4. Jude the Obscure.