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compagnons de Guillaume le Conquérant. Il apprend un jour que de riches d’Urbervilles habitent non loin de son village et le voilà tout à l’idée de se rapprocher de ces païens plus prospères, de les intéresser à son sort, de le relever par leur crédit, de l’améliorer par leur concours. Il dépêche en reconnaissance sa fille, l’exquise Tess. Or, ces d’Urbervilles ne sont que des usurpateurs d’un nom qu’ils croyaient éteint. Bourgeois enrichis, ils ont voulu donner à leur fortune le lustre d’un vieux prestige ; ils ont cherché parmi les anciennes familles nobles une lignée disparue et se sont parés de son blason et de son titre. L’auteur de cette usurpation est mort maintenant ; sur le domaine dont il s’est institué le seigneur vivent sa femme aveugle, indifférente, emmurée dans la double solitude de sa demeure et de son infirmité, son fils Alec d’Urbervilles, oisif, sensuel, égoïste. C’est lui qui reçoit Tess. Frappé de sa beauté, il la fait agréer comme demoiselle de compagnie par sa mère, avec le dessein bien arrêté d’exploiter la situation. L’inexpérience et la candeur de Tess ne sauraient déjouer la savante tactique du séducteur ni échapper au piège perfidement tendu. Sans amour et sans joie, comme sans calcul, la jeune fille y tombe, à peine consciente de la gravité de sa faute, et elle rapporte au foyer paternel, avec plus de dégoût que de honte, l’opprobre d’une maternité où l’opinion du monde voit une souillure. Premier résultat des ambitions du vieux Durbeyfield, qui ne sont elles-mêmes que la conséquence de préjugés séculaires dont la tyrannie pèse sur les esprits et sur les volontés. Il y en aura bien d’autres et de pires.

La douce, résignée et courageuse Tess se reprend à la vie. Elle trouve une place à la laiterie du fermier Crick ; elle y devient presque heureuse, tout à fait heureuse bientôt quand le véritable amour réchauffe et réveille son cœur endormi dans l’ombre sépulcrale du passé. Il a, ce jeune cœur déjà meurtri, encore confiant et toujours pur, la grâce adorable d’un visage d’enfant qui sourit à travers ses larmes. Tess Durbeyfield aime Angel Clare et elle en est aimée. Angel Gare est le fils d’un pasteur ; il est venu passer quelque temps chez le fermier Crick, à la laiterie de Talbothays, pour s’y former à la pratique avant d’aller s’établir lui-même en Australie. Il a discerné, sous la fraîche beauté de Tess, une vaillance sereine, une dignité tranquille et ce quelque chose de supérieur qui la rehausse comme une