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invisible parure. La jeune fille sent qu’elle est aimée ; elle voudrait goûter toujours la joie de cet accord délicieux, inexprimé, qu’une parole qu’il faudra dire un jour pourrait rompre à jamais. Et Tess ne dit pas cette parole. Elle garde son secret, refoulé par son amour ; et l’amour est vainqueur, selon la loi de la nature et de la vérité.

Mais ici intervient l’antique tyrannie qui a ployé à sa servitude nos sentimens les plus droits, nos plus justes aspirations. Un besoin de franchise et d’aveu, auquel se mêle en quelque mesure l’idée de la « faute » et du « pardon, » n’a pas cessé de troubler le bonheur de Tess. Il y reparaît plus despotique à l’heure suprême où touche sa destinée. Le soir de ses noces, avant de se livrer à l’amour d’Angel Clare, Tess lui révêle le secret du passé. Alors tous les fantômes dont la vie morale a peuplé les mornes espaces de la conscience, toutes les idoles que la société a dressées sur ses autels, hantent le désespoir du jeune homme et laissent tomber leurs chaînes sur sa volonté défaillante. Angel meurt à son amour ; il abandonne Tess au deuil de son bonheur perdu.

Il n’importe pas à notre objet que nous rappelions ici la suite de l’histoire, comment Tess, héroïque dans l’épreuve, attend en vain jusqu’à que soit morte en elle non la fidélité, mais l’espérance ; comment Alec d’Urbervilles, obsédant la détresse de la pauvre fille, arrive à lui faire tolérer son appui ; comment enfin Angel revient, épuisé de souffrance, brisé par les épreuves, avide de retrouver l’ancien, l’unique amour. Tess n’a pas attendu ; elle n’est plus libre. Alors, du fond de son renoncement, monte une vague furieuse de révolte, la suprême et folle protestation de cette destinée manquée qui rompt sa dernière digue avant de retomber à jamais dans l’abîme où l’entraîne la fatalité. Tess poignarde d’Urbervilles et s’enfuit, libérée, avec Angel Clare dont elle sera enfin la femme bien-aimée, comme il sera l’époux infiniment cher, durant les trois jours qui précèdent l’arrestation de la malheureuse. Quelque temps plus tard, le drapeau noir flottait sur la prison de Win ton ces ter. Tess d’Urbervilles, la « femme pure, » avait payé sa dette à la société.

Etrange renversement de la vraie justice, pense, à n’en pas douter, M. Hardy ; car c’est au contraire la société qui a une terrible dette envers son infortunée, son innocente victime. La lecture de ce poignant récit ne laisse aucun doute à cet égard.