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sortilège de cette puissance taciturne, et le rêve de la jeune femme vient s’abîmer dans cette vision de son mari vêtu en coupeur d’ajoncs et confondu avec la lande… Et ainsi le naturalisme, même de M. Hardy nous ouvre la même tragique perspective que sa vision de notre vie individuelle et de notre vie sociale : partout l’idée de la misère des cœurs, de la faiblesse et de la détresse humaines, l’ironie de la vie et de la destinée.


IV

Il n’est pas étonnant dès lors que M. Hardy apparaisse avant tout comme un pessimiste. Le cœur humain est en lui-même merveilleusement disposé pour la souffrance ; il souffre encore par la société, et son fragile destin, troublé par les passions, étouffé sous les contraintes, n’est finalement qu’un jouet de la puissante. Nature : il s’y abîme ou s’y brise. Vivre, c’est être condamné à souffrir, et penser, c’est, hélas ! découvrir cette loi. « Il avait atteint, — nous dit M. Hardy d’un de ses héros, — ce moment de la vie d’un jeune homme où l’horreur de la condition humaine en général devient pour la première fois évidente et où, en présence de ce fait, l’ambition s’arrête un instant. En France, cette crise mène souvent au suicide. En Angleterre, nous faisons mieux, ou pire, selon les cas. » M. Hardy a fait mieux : il a écrit ses romans.

« L’horreur de la condition humaine » s’y révèle dans toute son « évidence. » Qu’il en faille accuser notre cœur ou la société ou la nature, nous l’avons vue se manifester dans les situations et dans les caractères. Elle éclate dans le tragique des dénoue-mens ou se devine dans leur tristesse. Tous les romans de M. Hardy finissent mal. Les moins sombres nous laissent l’impression poignante qu’il faut beaucoup de souffrance pour faire un peu de bonheur. Gabriel Oak épouse Bathsheba, mais ils ont passé l’un et l’autre par bien des épreuves et ils se sont rejoints par-dessus des tombes. John, le trompette-major, se sacrifie à son frère ; il cache son amour si profond et si pur. L’indécise Anne Garland épousera le marin ; elle l’aimait déjà sans en être bien sûre et lui ne savait pas qu’il l’aimait (l’aimait-il ? ). Il crut aimer ailleurs : c’est une comédie, n’est-ce pas ? Mais prenez garde : il y a bien de la mélancolie dans toute l’histoire. Qu’elle