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malgré le titre d’auditeur, je craindrais d’adresser tout simplement à Paris, et croyez que je vous aime et vous suis attaché tendrement et pour la vie.


IV


Paris, ce 15 avril 1807.

Si l’on vous a dit, mon cher Prosper, que je prenais moins d’intérêt à tout ce qui vous regarde, que dans le tems où je jouissais tous les jours de votre société[1], on vous a dit une chose fausse. Si vous avez pu le croire, vous m’avez fait bien tort. Je ne vous ai pas écrit parce que je supposais que les lettres que vous receviez de notre amie vous disaient que je ne vous oubliais pas, et que les lettres depuis longtems ne me paraissent que des certificats de vie et d’amitié. Elles prouvent que l’on n’a pas cessé de sentir, mais n’expriment rien de ce qu’on pense. L’amitié peut survivre à tous les orages qui nous ballottent, mais elle ne peut pas parler. L’absence est devenue doublement pénible : il n’y a plus de communications qui l’adoucissent. Au moins faut-il pouvoir espérer que l’on est bien sûr du cœur les uns des autres, et que le silence ne sera pas considéré comme un effet de l’oubli, et n’en deviendra pas une cause.

Notre amie va partir[2]. Elle vous en a, je crois, écrit les raisons. J’ai fait ce que j’ai pu pour retarder ce moment, et depuis que mes efforts en ce genre ont échoué, j’ai fait encore ce que j’ai pu pour l’adoucir. Mais je sens que c’est une faible consolation de n’avoir rien négligé pour éviter un malheur, lorsque ce malheur

  1. Au mois d’octobre 1806, M. de Barante, ainsi que plusieurs de ses collègues au Conseil d’État, avait reçu l’ordre de se rendre à Berlin auprès de M. Daru, intendant général de l’année. M. de Barante, quelques jours après son arrivée dans cette ville, apprit qu’il était nommé intendant à Dantzig. Mais Dantzig n’était pas encore occupé, et du quartier général du 5e corps il dut se rendre à Posen, et de là à Varsovie pour y étudier les moyens de ravitaillement de l’année. Il fut enfin adjoint avec M. Mounier à M. Lespérut, chargé d’organiser, à Breslau, l’administration de la Silésie. M. de Barante ne revint d’Allemagne qu’en octobre 1807.
  2. D’Auxerre, Mme de Staël avait été à Blois, puis au château de Chaumont. Rentrée à Auxerre, elle en repartit le 14 septembre 1806, pour Rouen, d’où elle se rendit le 23 janvier 1807 chez le marquis de Castellane à Acosta près d’Aubergenville (Seine-et-Oise), à douze lieues de Paris. Elle allait s’installer dans la terre de Cernay qu’elle venait d’acheter dans les environs de Franconville, quand le Gouvernement le lui interdit, ne l’autorisant à prolonger son séjour à Acosta que jusqu’au 1er avril. Passé cette date, Genève seul lui était permis sur le territoire français L’intervention de nombreux amis en sa faveur n’avait pas abouti.