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derniers jours qui donnent un prix nouveau à tout ce qui est noble et élevé. Je vous prie donc, mon cher Prosper, de ne pas laisser apercevoir la moindre chose à l’ami dont il était question. Il est si susceptible au milieu de toutes ses qualités que la moindre chose entraîne des explications qui n’en finissent plus.

Notre amie est partie ; elle couche probablement aujourd’hui à Nevers ; elle a été pendant les derniers jours de son séjour ici dans un état déchirant, et j’ai eu souvent une véritable inquiétude sur ses projets ultérieurs. J’ai bien peur que le séjour de Genève, qu’elle déteste, n’ajoute à toutes ses sensations pénibles, et je ne sais ce qu’elle fera. Toutes ces tribulations m’empêchent d’achever mon ouvrage, dernier et faible intérêt qui me reste. Cependant toutes les fois que j’ai huit jours de libres, je l’avance beaucoup. Comme ma tête commence à se fermer aux idées nouvelles, je me retrouve toujours en état de suivre les miennes et de les reprendre. Je travaille indépendamment du public que je n’espère point, car je ne l’aperçois nulle part. Mais mon livre a pour moi l’attrait d’une chose commencée dès longtemps, et je le continue comme on a vu des gens ajouter chaque jour à une collection de coquilles ou de tulipes. L’esprit humain a l’admirable faculté de poursuivre sa route, même quand il n’a plus le motif qui l’avait fait se mettre en route.

Corinne va paraître. Je suis très curieux de son effet. Si, comme je l’espère, le succès est proportionné au mérite de l’ouvrage, ce sera bien le triomphe du talent, car il n’y a rien de moins en harmonie que la disposition enthousiaste et poétique le Corinne, et les goûts et ta tournure d’idées, de propos et l’actions qui distinguent ce moment-ci.


2 mai.

Cette lettre, mon ami, a été interrompue par une fureur de travail qui m’a saisi soudain, et qui depuis trois jours ne me quitte pas. Je me lève à six heures du matin et je ne sors que pour aller dîner à sept heures du soir. Aussi je fais des progrès tellement rapides que si je travaillais de la sorte six semaines, mon ouvrage serait fini. Je suis tenté quelquefois d’aller m’enfermer dans quelque lieu solitaire pour l’achever d’arrache-pied. Cette passion subite ne me distrait pas cependant des intérêts que j’ai sur nos frontières nouvelles, je veux dire à Breslau : tant que vous y serez, je regarderai ce pays comme une espèce de