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Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/262

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quand je répondais, j’opposais tant de raisonnemens tirés de la vie, et des circonstances et de l’avenir. Tous ces raisonnemens, toutes ces circonstances, tout cet avenir s’est abîmé dans une fosse qui elle-même a disparu.

Je m’arrête pour ne pas vous importuner dans votre solitude de Bressuire, par la mélancolie qui pèse sur moi dans ma solitude des Herbages. La campagne est horrible. Il n’y a pas une feuille sur les arbres. Le vent de l’hiver souffle à travers leurs branches noires. Rien n’annonce encore le printems de la nature, qui m’est d’autant plus nécessaire que l’automne a déjà commencé pour moi. Croyez-moi, mon cher Prosper, il faut se faire autour de soi quelque chose qui nous tire de nous-mêmes. Ce ne peut pas être le monde ; il est trop indifférent. Ce ne peuvent pas être les affaires ; elles exigent de l’activité d’esprit, et c’est surtout pour les momens où notre esprit est fatigué que la distraction est nécessaire.

Je romps encore la chaîne de mes idées parce que je ne sais trop où elles me conduiraient, et qu’il y a en moi une sorte de folie contemplative que je veux réprimer le plus que je puis. Chaque jour j’entends moins ce que c’est que la vie ; et je suis prêt à me jeter sur la terre, pour lui demander son secret. Tout le monde a-t-il ce sentiment, et le cache-t-il comme je le cache ? Tout le monde joue-t-il son rôle, et. se fait-il commun et inconséquent, de peur de paraître fou ? Ou y a-t-il vraiment des gens à qui la vie telle qu’elle est convienne, et à qui il paraisse tout simple de naître, de voir mourir autour d’eux, de sentir la main invisible qui s’appesantit sur eux, sillonne leurs traits, et affaiblit leurs organes, enfin de mourir eux-mêmes ? Je suis comme ces pédans qui répètent le om mystérieux. Il n’y a pas de parole dans aucune langue qui puisse exprimer les questions que je voudrais adresser à cet inconnu muet que je sens, et qui se tait.

Parlons d’autre chose, si je puis. Je travaille à Wallstein, je le refonds : je crois que la pièce ne sera pas jouable en France, mais il y aura de grandes beautés. Un cordonnier en a fait une sur Zénobie[1], qui, dit-on, est pleine de beautés. On m’en a

  1. « À propos de tragédie, écrivait, le 23 août 1808, M. Hochet à M. de Barante, je viens d’entendre celle du cordonnier dont on a tant parlé dans les journaux, et je vous assure qu’on n’a rien exagéré dans les éloges. Dans les mauvaises scènes, il est au niveau de Hardy et Garnier, mais ni Arnault, ni Legouvé ne concevront jamais des caractères et des sentimens comme il s’en trouve plus d’un dans la pièce. Il a des traits et même des tirades que Corneille n’eût pas désavoués ; et croyez-moi, je n’exagère rien. Le sujet est la chute de Zénobie et du royaume de Palmyre. C’est le maître du monde qui ne veut pas souffrir un seul État indépendant. Ce pauvre homme ne s’est pas douté qu’il avait fait une pièce tout applicable à ces temps-ci ; aussi, après avoir été entendu et loué chez les princesses qui lui ont fait même une pension, vient-il de recevoir l’ordre de ne plus lire son ouvrage. Il en est tout confondu. Le caractère de Zénobie est plein de noblesse ; elle dit en refusant des indemnités que lui propose Aurélien :
    Je vivrai ton égale ou mourrai ta victime.
    Elle lui dit à lui-même :
    Ne pouvez-vous régner sans régner on Syrie ?
    « Mais un caractère vraiment original est celui de Longus, c’est la première fois qu’un philosophe a été mis sur la scène d’une manière dramatique, car je ne doute pas qu’il ne fit beaucoup d’effet à la représentation. Ce qu’il y a de plus remarquable dans l’ouvrage, c’est un bon sens vigoureux, et une dialectique serrée, vraiment étonnante dans un homme sans lettres. Je ne sais s’il pourra renouveler cette bonne fortune ; malheureusement il a déjà quarante ans, et il a encore beaucoup à acquérir pour la correction et l’élégance. »