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ne se pourrait raconter qu’avec des explications fort ennuyeuses par lettre, mais que j’aurai quelque plaisir à vous confier, quand nous nous verrons[1]. Mais cela tenait aussi à une révolution qui s’est faite en moi, qui a commencé il y a environ un an, et qui fait des progrès dont je m’applaudis, et que je favorise autant qu’on peut favoriser une chose dont la première base est la conviction profonde que le seul moyen de bonheur donné à l’homme sur cette terre est l’abnégation de sa volonté. Je ne prononce au reste que pour les caractères semblables aux miens, qui, n’ayant pas assez de force de volonté pour que cette volonté les entraîne, n’éprouvent que l’irritation de ne pouvoir jamais la défendre, soit contre les volontés étrangères, soit contre la mobilité de leur propre esprit. Ces caractères sont d’autant plus malheureux qu’ils ont d’ordinaire, avec leur faiblesse, un grand amour de l’indépendance. Il en résulte un froissement perpétuel, et un état de fièvre le plus douloureux qui se puisse imaginer. Or, comme on peut bien renoncer aux forces qu’on a, mais non se donner celles qu’on n’a pas, le seul parti à prendre, c’est d’abdiquer cette faculté de vouloir, qui n’est pas suffisante pour persister, et qui l’est pour faire de la vie une suite de tourmens. On finit la lutte, on n’est plus harcelé par la violence, la pitié, l’indécision. On s’enveloppe dans son manteau, et l’on se laisse rouler par les vagues. On raconte de je ne sais quel niais, qu’il s’était mis dans l’eau de peur de pluie. Ce n’est pas un parti si sot qu’il le paraît. Si en abdiquant sa volonté on peut y joindre une conviction fort opposée aux idées philosophiques. mais qui n’est pas dénuée d’une certaine vraisemblance de sentiment, c’est que nous sommes entourés d’une force intelligente, dont nous sommes ou les créatures ou une partie, et que cette force se mêle de nous, on n’est presque plus malheureux. On

  1. Benjamin Constant avait épousé, le 8 juin, Charlotte de Hardenberg. Ce mariage resta secret pendant quelque temps. Charlotte de Hardenberg appartenait à une des plus anciennes et des plus importantes familles de Hanovre. M. de Marenholz fut son premier mari. Le divorce rendit la liberté à l’un et à l’autre, fort malheureux de leur union. Le comte Dutertre, ancien émigré devenu général, lui succéda. Ce mariage d’un catholique avec une protestante divorcée n’existait pas aux yeux de l’Église, et cette situation ne contribua pas peu à engager M. Dutertre à laisser se rompre les liens qui l’unissaient à Charlotte. Une somme d’argent versée par Benjamin Constant pour obtenir sa renonciation écrite à tous les droits qu’il pouvait avoir sur Mlle de Hardenberg finit de le déterminer à accepter cette solution. Benjamin Constant avait eu déjà grand goût pour Mlle de Hardenberg, quand elle était encore Mme de Marenholz.