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parvient assez facilement à établir dans sa pensée une certaine correspondance de cette force avec soi, et, l’imagination une fois tournée en ce sens, mille événemens individuels viennent justifier cette conviction. Alors un monde nouveau s’ouvre. On est débarrassé du poids de soi-même ; on n’a, plus la charge de son égoïsme, ni le fardeau de son individualité. Comme on n’a plus de plan, les événemens paraissent n’avoir plus de suite. On morcèle la vie heure à heure, jour à jour, et la vie y gagne beaucoup. Je ne sais si vous comprendrez tout cela, cher Prosper. Je m’aperçois que je décris en incrédule les avantages de ce qu’on nomme la superstition. Mais la description est un reste de mauvaises habitudes, et je suis une preuve qu’on peut analyser ce qu’on éprouve sans que l’analyse détruise la sensation.

En écrivant le mot de superstition, j’ai réfléchi à son étymologie. Jamais mot ne fut plus expressif, quoique son vrai sens soit tout à fait oublié. La superstition est en effet la seule chose qui survive à tout. Ça n’est autre chose que la religion appliquée, adaptée à nos besoins de tous les momens. C’est la partie de la religion dans laquelle l’homme trouve des ressources. La religion sans ce qu’on a appelé la superstition n’est qu’une philosophie d’une autre espèce : et qui dit philosophie dit une chose essentiellement sèche et stérile.

Je fais trêve à tout ceci, que je me reproche de vous avoir écrit, parce que cela paraît inintelligible, sans développemens, et je vais user le peu de papier qui me reste à vous parler de ce qui vous intéressera davantage. Je vous écris de Coppet où je suis depuis environ trois semaines. Notre amie est bien. Son séjour à Vienne lui a fait une impression agréable. Elle y a été entourée d’hommages et de bienveillance. Elle, travaille à des lettres sur l’Allemagne où il y aura beaucoup d’aperçus piquans et nouveaux. Je travaille à Wallstein, sans entraînement. Je n’en ai plus pour rien de ce qui n’est pas le repos. Le succès a perdu pour moi presque tout son charme, quoique je n’en aie pas beaucoup usé. Mais je travaille, parce que j’afflige ceux qui m’entourent, quand je ne travaille pas. J’ai plus développé le caractère de Wallstein, qui était manqué dans mes derniers actes. De temps en temps, il me revient un regain de force qui me fait faire quelques vers heureux. J’ai remis beaucoup de pensées et quelques scènes de Schiller. On me conseille de l’imprimer, et comme je ne m’oppose à rien, je suppose que l’impression aura