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REVUE LITTÉRAIRE

L’ŒUVRE D’ALBERT SOREL

Un jour de l’année 1904, comme il venait de mettre le point final à son grand ouvrage, l’auteur de l’Europe et la Révolution française écrivait à un intime pour lui en donner la nouvelle, et il terminait sa lettre par les mots de la liturgie : et nunc dimitte servum tuum, Domine !… On a maintes fois constaté ce fait mystérieux dont la destinée des grands travailleurs nous offre de frappans exemples : tant que le but qu’ils se sont assigné dans la fierté justement ambitieuse de leur esprit, n’est pas atteint, ils retiennent les forces d’une vie déjà défaillante ; le labeur terminé, ils cessent de tendre leur volonté et d’opposer une résistance à l’effort de destruction de la nature. Que leur importe de disparaître, puisqu’ils sont assurés que leur œuvre restera, et qu’importe que cette vie leur échappe puisque le monument qu’ils ont bâti durera ? C’est bien un « monument » qu’a élevé Albert Sorel et auquel il n’a pas consacré moins de trente années : il l’a construit sur des assises solides, avec des matériaux minutieusement éprouvés, dans des proportions harmonieuses, souhaitant que l’impression d’ensemble en fût, tout à la fois et pour les mêmes raisons, une impression de puissance et de beauté. Il a voulu que l’accès n’en fût pas réservé aux seuls spécialistes. Son livre est un des meilleurs spécimens de la moderne littérature historique : il nous appartient donc de rechercher comment il a été préparé, conçu, composé, ce qui manquerait au répertoire de nos idées s’il n’avait pas été écrit, et ce qui en fait le mérite unique. Si d’ailleurs nous nous attachons seulement à l’ouvrage capital d’Albert Sorel, ce n’est pas que nous méconnaissions la valeur