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de ses moindres travaux. Nous n’oublions ni cette Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande publiée au lendemain des événemens et où l’auteur sait garder une belle tenue d’historien, ni cet exposé lucide et souple de la Question d’Orient au XVIIIe siècle, ni les portraits de Montesquieu et de Madame de Staël[1] tracés d’un crayon sûr et délicat, ni les études sur divers sujets d’histoire, de littérature, de morale, où Albert Sorel fait preuve d’une curiosité si variée et souvent de tant de bonhomie spirituelle. Mais c’est l’honneur même de l’écrivain que ces travaux secondaires ne nous apparaissent plus que par rapport à l’œuvre où il a concentré tout son effort et où il a donné sa mesure.

Sorel n’eût pas aimé qu’on parlât de cette œuvre de façon abstraite et sans apercevoir derrière elle l’homme qui s’y était mis tout entier. Son esprit, amoureux de réalités concrètes, n’était satisfait que lorsqu’il avait pu saisir par delà l’événement, le système, ou le mot, l’homme agissant, pensant, parlant, avec son tempérament, son éducation, ses habitudes, tout ce qui faisait la saveur particulière de son originalité. Le fait est qu’on peut lui appliquer à lui-même la méthode qu’il préconisait : l’œuvre de l’historien s’explique mieux quand on évoque l’image de l’homme avec sa haute stature, sa carrure solide, sa fière prestance, toute cette personne qui disait la force, la volonté tenace, la bonté robuste, l’optimisme vigoureux, l’inaltérable confiance dans la vie. Albert Sorel était Normand : il était né sur ce sol provin cial où sa famille avait de profondes racines ; il avait beaucoup vécu en Normandie ; il y revenait toujours. Tout ce qui touchait à la petite patrie lui était cher ; il s’intéressait passionnément aux efforts de l’archéologie locale, il accompagnait de toute sa sympathie les recherches de cette « Société du vieux Honfleur » attentive à protéger les reliques du passé. Il communiait en imagination avec les grands ancêtres. Il se réjouit qu’on eût commémoré la date où Champlain partait de Honfleur pour naviguer vers le Canada. Et quand il parla à Rouen devant cette « table de marbre » dont Corneille s’était approché, l’émotion chez lui fut si forte qu’elle hâta sa fin. Il relisait avec une particulière prédilection les écrivains nés en Normandie, depuis Corneille jusqu’à Flaubert et Maupassant. Il projetait d’écrire un livre à la gloire de la province natale. Il avait une foi entière dans cette influence puissante et douce du milieu, dans la force de ces attaches subtiles qui, une fois pour toutes, se sont insinuées jusqu’à l’âme. Comme on lui parlait

  1. Les ouvrages d’Albert Sorel ont été publiés à la librairie Pion, à l’exception des biographies de Montesquieu et de Mme de Staël, publiées chez Hachette.