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Consulat. La grande chimère de Napoléon est d’avoir cru cette paix possible et de l’avoir cru jusqu’aux dernières catastrophes. « Cette chimère qui trahit chez ce grand réaliste un côté de spéculation dans l’espace, un fond de mathématicien, sans quoi il n’eût pas été complètement de son siècle, et ne l’eût pas dominé, c’est l’idée a priori qu’il y a une limite, une fin logique, un système coordonné définitif dans les choses humaines, que la raison de l’homme peut concevoir ce système, et la main de l’homme le disposer… » Après Austerlitz, même désir passionné de la paix. Mais l’Empereur connaissait les dispositions de l’Europe, qui, elle, n’accorderait la paix que comme une trêve et pour la rompre. C’est pourquoi il se met en mesure de rendre aussi formidable que possible le statu quo dont il entendait exiger la reconnaissance. « Le Grand Empire, comme la plus grande République du Directoire, dérive de cette nécessité de contraindre l’Angleterre à la paix française. Napoléon l’entoure des rois de son sang, créés et investis par lui, comme le Directoire s’entourait de républiques suscitées par la République française et à son image. » Cependant ce continuel état de guerre avait pour résultat de faire germer, croître, s’épanouir chez les peuples étrangers une des principales idées que la Révolution leur avait apportées. Elle prêchait que les peuples s’appartiennent, et doivent être maîtres chez eux. Elle les appelait à l’indépendance. Elle exaltait le sentiment national. A mesure que ce sentiment s’affermissait, il devenait pour la France plus menaçant. Car la première application qu’allaient faire les nations du principe sur lequel on fondait le droit nouveau, c’était justement de s’affranchir de la domination française. Ainsi nos désastres devaient provenir du triomphe même de l’idée dont nous nous étions faits les champions et qui se retournait contre nous. L’Empire qui continuait la tradition révolutionnaire devait succomber sous la poussée d’un dogme issu de la Révolution. Par une espèce d’ironie, ou plutôt par une conséquence logique, la Révolution qui s’était faite au nom de la paix et de la fraternité universelle des peuples, avait substitué à l’Europe cosmopolite, où dominaient la culture et l’influence françaises, une Europe où la France allait se trouver entourée de nationalités irréductibles.

On voit assez comment la vie circule dans l’histoire ainsi comprise. L’œuvre prend en même temps un incontestable caractère de grandeur Albert Sorel avait une hantise des horizons reculés jusqu’à l’infini. A l’ami qui l’accompagnait dans ses promenades en Normandie, il répétait souvent : « Allons plus haut, là où l’on découvre la mer… » Il