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aimait à embrasser de vastes étendues. De même pour l’histoire : si large que fût le tableau, il croyait nécessaire de donner l’impression qu’il y a plus d’espace derrière la toile que sur la toile même. « Comme du bruissement de la forêt ou de celui de la mer, des chants semblent s’élever jusqu’à nous, il faut que des voix montent du passé, mystérieuses et distinctes. » Au surplus, cette importance donnée à la pression du passé, n’aboutit pas chez l’historien au fatalisme. S’il reconnaît une nécessité en histoire, c’est une nécessité qui ne provient que de l’accumulation d’actes humains : elle a été faite par des hommes, elle peut être défaite par d’autres hommes. Plus encore qu’aux impulsions de l’homme de génie, Sorel croit aux efforts multiples, innombrables d’une foule, de tous ces humbles qui composent un peuple. Il est persuadé qu’aucune lâche n’est au-dessus de cet effort collectif et volontaire. Cette idée donne à son récit une valeur morale, y répand la chaleur et l’émotion. C’est sous le coup des événemens de 1870 qu’Albert Sorel conçut la première idée de son livre. Il voulut en faire une œuvre d’impartialité sans doute, mais aussi une œuvre de patriotisme et un moyen de relèvement. Ce relèvement de son pays, au moment où il terminait son livre, il n’avait pas cessé d’y croire. Il évoquait aux dernières lignes l’image de ces petites gens, de ces pauvres diables de chez nous qui ont fait, dans la suite des temps, de si grandes choses. Il continuait d’en attendre beaucoup. Il protestait de sa « foi inébranlable dans les destinées de son pays. » Une telle assurance, venant d’un homme qui avait pénétré si avant dans les secrets de notre histoire, a beaucoup de prix. A vrai dire, en traçant à grands traits ce mouvant tableau d’une des périodes décisives de notre passé, Albert Sorel travaillait à préparer au pays cet avenir meilleur qu’il lui souhaitait, puisque son livre enseigne à chaque page la largeur des vues, le respect du vrai et un pareil amour pour cette ancienne France et cette France nouvelle — qui ne font qu’une France.


RENE DOUMIC.