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tristes, quand on la connaît. Le château, m’écrit-elle, est triste et doux cet été. Elle m’occupe plus qu’elle ne croit, et je parie qu’il en est de même de vous.

Je voudrais bien que vous renvoyassiez Villers à Göttingue, volontairement de sa part, s’entend. Je me fesais une telle fête de l’y trouver que son absence m’a été un vrai désappointement. J’aurais voulu me retracer avec lui nos dîners de 1805. Que de choses se sont passées depuis ce temps, et pour nous et pour les autres ! Comme la vie nous dit : Marche, marche ; on se sent traîné par un bras invisible à travers les cailloux, les torrens, les ronces et quelquefois un peu de pelouse où l’on voudrait en vain s’arrêter. Énigme de ce monde, te devinera-t-on jamais, ou faudra-t-il recommencer à tout apprendre, à tout souffrir, pour recommencer encore et sans cesse à tout souffrir et à tout apprendre pour tout oublier ?

Adieu, cher Prosper, voilà une énorme lettre, surtout comparée aux petites vôtres de trois petits quarts de page. Quand vous me répondrez, adressez, je vous prie, chez le comte de Hardenberg, près Göttingue, Westphalie. Quoique je voyage en escargot, j’y serai arrivé, j’espère, avant que votre réponse y arrive. Je vous aime.et vous embrasse tendrement.


XXVI


Du Hardenberg, ce 11 octobre 1811.

J’ai reçu votre réponse à ma lettre de Francfort, cher Prosper, au moment où je débarquais ici dans une famille à moi toute nouvelle, et j’ai eu beaucoup de devoirs de politesse et d’établissement à remplir. J’ai été ensuite horriblement pressé de mettre mes papiers en ordre, pour profiter de mon séjour à Göttingue, si, comme je l’espère, les dieux de ce monde me permettent de l’y passer tranquillement. Je sortais à peine de ce chaos lorsqu’il m’est parvenu sur notre amie des nouvelles tellement tristes[1]

  1. C’était maintenant dans les amis qui venaient encore la voir à Coppet que le gouvernement impérial frappait Mme de Staël. Il internait Mathieu de Montmorency dans une ville du centre et envoyait Mme Récamier à Châlons-sur-Marne. Adrien de Montmorency, Elzéar de Sabran voyaient leurs lettres interceptées, et n’échappaient pas aux menaces. Coppet même devenait une prison. Tenter d’en sortir décidait une arrestation. Le préfet parlait déjà de placer un poste à la porte du château. Causer ainsi le malheur des plus courageux dévouemens fut la plus cruelle épreuve subie par Mme de Staël. Elle en manifestait un affreux désespoir.