Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/553

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il n’y a pas dans le cœur un bon sentiment qui ne perde à être séparé de la religion : et s’il fallait choisir d’un peuple athée ou d’un peuple superstitieux, il n’y aurait pas à hésiter pour ce dernier. Se faire incrédule, parce que des fous ou des méchans ont abusé de la religion, c’est se faire eunuque parce que des libertins ont pris la vérole.

Je voudrais vous parler aussi du pays que j’habite, mais cela n’est pas facile. Il y a quelque chose de très vrai dans ce que vous dites des tristes effets de la bonhomie, et même de la loyauté allemandes. La boue en France n’a été composée que de poussière et de pluie. En conséquence on s’en dépêtre, et, au premier rayon de soleil, la boue redevient poussière. Mais, en Allemagne, l’orage est tombé sur une terre forte et grasse, et on y enfonce jusqu’à mi-jambe. On pardonne à certaines gens beaucoup de choses, parce que leurs paroles sont le contraire de leur conduite, et qu’on entend plus ce qu’ils disent, qu’on ne voit ce qu’ils font. Mais quand les phrases et les actions sont d’accord, c’est beau comme conséquence, mais c’est ennuyeux d’une part et révoltant de l’autre, et la justesse de la logique est un faible dédommagement.

Quand nous reverrons-nous, cher Prosper ? Où nous reverrons-nous ? où causerons-nous à cœur ouvert ? Sera-ce au coin de votre feu, au fond de votre noble Vendée, dans le chef-lieu de la préfecture ? Sera-ce dans ce bizarre Paris, où tout se dit, où rien de ce qui se dit n’influe même sur ceux qui le disent, où les opinions sont d’un côté, les intérêts de l’autre, et où ces deux choses vivent paisiblement, d’une paix qui se fonde sur leur mépris réciproque, dans ce Paris où tout se pardonne, parce qu’on ne croit à rien, où tout s’adoucit, parce qu’on n’estime rien, où il y a de l’humeur, parce qu’il y a de la vanité, et pas de vengeance, puisqu’il n’y a pas de mémoire, et qu’en effet il n’y a rien qui vaille qu’on se souvienne, et que chaque démonstration de la veille est démentie par le lendemain.

N’êtes-vous pas affligé et inquiet de l’accident de Juliette[1] ? J’ai peur qu’il n’ait des suites plus longues qu’elle ne le craint. Elle qui jugeait si bien la situation de notre amie se fait sur la sienne les mêmes illusions qu’elle trouvait si peu raisonnables dans une autre. Les malheureux sont comme les poitrinaires. Si

  1. Le séjour forcé de Châlons-sur-Marne.