Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 34.djvu/563

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

époque. J’aurai besoin, pour mettre en ordre tout ce que mon absence a laissé s’arriérer, d’environ un mois. Ce serait donc à la fin de mars, ou dans le courant d’avril, que je serai à votre disposition. Voyez jusqu’à quel point cela cadre avec vos projets, et donnez-m’en avis, car j’espère que notre correspondance ne souffrira pas d’interruption jusqu’alors. Adressez votre réponse ici. Elle me parviendra avant mon départ, et les lettres qui arriveraient après me seront soigneusement renvoyées.

J’ignore où notre amie est dans ce moment[1], où elle sera dans un mois. Je ne reçois rien d’elle depuis assez longtems. Son silence a commencé au moment où je m’attendais à recevoir des détails qu’elle m’avait annoncés sur sa position, sur laquelle elle ne pouvait encore former aucun jugement fixe. Je ne suis point sûr que mes lettres lui parviennent. Il est très possible que les siennes ne m’arrivent pas. Tout est obscur, noir, et sans terme.

Le travail me sort quelquefois de mon abattement, et c’est la seule chose qui me rende de la force. Dès que je ne puis pas travailler, toute force me quitte : et c’est ce qui m’arrive assez fréquemment. L’excès même dans lequel je cherche une distraction rend la durée de mon travail impossible. Je suis contraint de l’interrompre tous les cinq ou six jours, et l’absence de toute société dans cette ville où tout le monde vit pour travailler fait que le désœuvrement fatigue plus qu’il ne délasse. Cependant j’avance à grands pas, et j’ai appris à me regarder comme une machine souffrante, mais qui, tout en souffrant, se remonte. Je m’attends donc, et je me retrouve. Mais il ne reste de moi que mon livre. L’individuel est fini, et quand j’aurai achevé de dire ce que je crois noble et bon, je ne crois pas que je trouve autre chose à faire dans ce monde. Je suis loin au reste de toucher à ce moment. Les idées se multiplient, et leur nombre devient effrayant. Vous m’aiderez à ranger ce chaos et vous marquerez à la mer ses bornes.

Vous me dites que vous avez peur de perdre vos facultés et de tomber enfin dans la dégradation commune. Je vous en crois bien loin et je crois la chute impossible. Mais voulez-vous une recette sûre pour que la contagion ne vous gagne pas ? J’en ai

  1. Mme de Staël s’était évadée de Coppet, le 23 mai 1812, pour se rendre à Vienne. L’espionnage, dont elle y fut bientôt l’objet, l’engagea à partir pour Moscou. Après avoir séjourné quelque temps à Saint-Pétersbourg, elle gagna Stockholm, puis arriva à Londres en juin 1813.