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A quoi bon toute cette description ? Pourquoi charger la poste de ce néant, et pourquoi vous le faire lire ? C’est que j’espère revivre jusqu’à un certain point avec vous, cher Prosper, si nous sommes dans votre retraite. Nos souvenirs nous rendront une chaleur momentanée comme la flamme de votre cheminée colorera nos visages d’une couleur qui ne viendra pas de nous.

Vous me dites de bien belles choses sur ce que je sais et sur ce que vous ne savez pas, à ce que vous prétendez. Je sens trop que vos éloges ne sont pas fondés. Je tire un assez bon parti du peu que je sais ou que j’apprends. Mais je vois des lacunes énormes que je ne remplirai jamais, et je saute de l’une à l’autre comme les chasseurs de chamois. Pour bien faire mon livre, il faudrait dix années d’études, et les questions sont si nombreuses que pour les approfondir toutes, il faudrait tant de volumes que je ne trouverais pas de lecteurs. En trouverai-je même à présent ? C’est ce que je ne puis deviner. Croyez-vous qu’en France il y ait cent personnes qui lisent trois volumes, quoique ces trois volumes contiennent de quoi en faire soixante ? J’ai écrit, il y a six semaines, six pages à Hochet, qui m’avait fait des questions avec une aimable apparence de curiosité. Je ne suis pas sûr que ces six pages n’aient pas été beaucoup trop longues pour lui. Quand je vois la disposition universelle, je me demande où est l’espèce humaine que j’ai connue ou plutôt qu’on m’avait promise. Je ne retrouve pas trace de ce que j’imaginais constituer l’homme, et j’écris pour une race qui n’est plus ; car la postérité, à moins d’un déluge, vaudra moins encore que nous. Vous et une autre personne exceptés, je suis seul de ma nature sur cette terre bouleversée. Tant que cette autre personne vivra, je ne serai pourtant pas seul. Ma pensée se rattache à la sienne. Mes pages sont des lettres que je lui écris. Je sens ce qu’elle aimera à lire et je dis :


Sine me liber ibis in urbem.

Mes projets sont toujours ce que je vous ai mandé. Je tournerai, d’ici au mois de février, dans le rayon le plus voisin que je pourrai de la bibliothèque d’ici, et à cette époque je traverserai la Suisse et j’irai à Paris pour aller de là à Napoléon, qui est un but, pour moi, bien plus agréable. J’aurai fini l’ordonnance de mon Polythéisme, dont les distributions sont enfin