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des Quatre parties du Jour. Voilà ce que j’appelle de l’érudition élégante.

Adieu, cher Prosper. Savez-vous, soit dit sans reproche, que vos lettres sont cruellement courtes. Quand je les reçois, et que je me réjouis de causer quelques instans avec vous, j’ai un vrai chagrin de ne trouver que quelques lignes. Ecrivez-moi pourtant, longuement, si vous pouvez, brièvement, s’il le faut, mais écrivez-moi.


XXXIII


Göttingen, ce 23 septembre (1812).

Le tems est sombre, les arbres perdent leurs feuilles, voilà donc l’été passé, tout aussi vite que s’il y avait du bonheur, du repos, de l’avenir. Je n’ai jamais autant senti la rapidité de la vie. Peut-être l’uniformité de la mienne y contribue-t-elle. Chaque jour se ressemble, chaque heure est aujourd’hui ce que la même heure était hier ; et le tems s’enfuit, sans qu’excepté par mon ouvrage qui avance, je puisse mettre une marque à aucun moment pour le distinguer de ceux qui l’ont précédé ou de ceux qui vont le suivre. J’ai une sorte d’ivresse de solitude, qui a un singulier effet sur mes idées. Je n’ai pas au monde un intérêt commun avec qui que ce soit. Je ne parle pas de l’intérieur, où les intérêts ne font qu’un quand ils existent. Mais comme je n’en ai point, je ne puis en partager, et j’empêche seulement, sans le vouloir, que ceux qui tiennent à moi n’en aient. Je ne m’occupe en rien de fortune, parce que ce que j’ai suffit, s’il me reste, et que je ne puis rien faire pour avoir plus de sûreté de le conserver. L’agitation que je vois au dehors pour des places et des avantages positifs m’est si étrangère que je commence à ne la plus comprendre. Le fracas des empires qui se choquent n’est qu’un bruit incommode. L’avenir, il n’y en a plus. Le présent est imperceptible. C’est ainsi, je suppose, qu’existeraient les ombres d’Homère, si son Elysée avait existé. Encore les guerriers y polissaient-ils leurs armes, et les chasseurs y couraient- ils après des ombres d’animaux. Je suis quelquefois effrayé de mon immobilité. Je ne souffre ni ne jouis, et je me tâte quelquefois pour savoir si je vis encore. J’ai l’air de vivre par politesse, comme j’ôte mon chapeau dans la rue aux gens qui me saluent et que je ne connais pas.