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le croyait autour de lui. Il y voyait des obstacles et il en faisait l’aveu à son infatigable correspondant, Joseph de Maistre :

« Par quel admirable coup d’autorité Sa Majesté la Providence vient de briser, avec les décombres de Moscou, ces fameuses murailles de granit que le choc des armées les plus formidables avait trouvées inébranlables ! La rapidité de vos récits m’a rendu encore plus frappant le tableau de cette heureuse révolution. Espérons, mon cher comte, que ce ne sera pour le fléau du monde que le commencement des douleurs. Mais ce réveil a été si subit qu’il laisse encore subsister, je le crains, quelques-unes des illusions du sommeil funeste où l’Europe était depuis si longtemps plongée. Il serait sans doute bien important, il serait plus nécessaire que jamais de chercher à tarir dans sa source un mal dont la Russie vient d’arrêter les épouvantables progrès. Mais, on est encore loin de connaître cette révolution une et indivisible, dont Buonaparte n’est qu’une phase. On s’applaudit d’avoir blessé une des têtes de l’hydre quand il s’agit de les détruire toutes.

« Il faut d’ailleurs en convenir, les circonstances ne sont pas favorables pour obtenir ici les moyens d’action qui nous seraient indispensables. Les vicissitudes de la guerre d’Espagne, toujours honorables à lord Wellington, n’en exigent pas moins, pour conserver le fruit de ses victoires, les efforts continuels de l’Angleterre. C’est donc vers la Russie que se dirigent des espérances qu’autorise la nature décisive des succès obtenus dans cette miraculeuse campagne. La Russie peut seule réduire Buonaparte à une infériorité qui permette à cette puissance d’entreprendre la plus utile des diversions. L’hiver, il est vrai, n’a contracté avec vous qu’une alliance défensive, et doit retarder une opération que l’on pourrait cependant ne plus regarder comme le rêve d’un homme de bien. En attendant, mon cher comte, nous ignorons ce que peut produire le désenchantement de la France sur l’invincible destinée que lui promettait la victoire, dès qu’elle n’enveloppera plus Buonaparte. Le verra-t-elle dans toute sa difformité ? Cette question, dont la solution peut encore être plus décisive que les triomphes de Koutousoff, nous occupe sans cesse. Elle ne vous intéresse pas moins sans doute, mon cher comte, et je voudrais qu’avec cette grande pensée devant les yeux, vous rendissiez à la cause du Roi mon maître un service que vous demande aussi mon amitié : c’est de m’envoyer