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du premier ; des citations nombreuses des lettres de Benjamin Constant prêtaient au second un agrément très vif. Le reste, — ce qui est personnel à l’écrivain, — est moins de la critique que des impressions de lecture. Je ne sais si Mme de Charrière eût aimé ces articles. On y louait la netteté, la franchise, la droiture de son style dans un style qui brillait par des qualités très différentes, sinon opposées : par une subtilité un peu trouble, par l’acuité et la ténuité. Mais elle y était devinée avec une rare pénétration, en dépit des lacunes, des ignorances et des erreurs, inévitables dans un premier voyage à la découverte d’une âme.

Ces articles produisirent un grand effet, et c’est à ce moment que Mme de Charrière toucha de plus près à la popularité. Dès 1833, une nouvelle édition des Lettres Neuchâteloises avait paru à Neuchâtel, précédée d’une préface contenant une page inédite de l’écrivain. En 1845, on réimprimait Caliste avec les Lettres de Lausanne dont elle n’était, primitivement, qu’un épisode et qui, à présent, lui servent d’introduction ; le tout encadré dans les deux études de Sainte-Beuve et accompagné d’un autre article où Mme Caroline Olivier comparait Caliste avec Manon Lescaut et Leone Leoni. Les lecteurs de la Revue qui ont eu récemment sous les yeux la correspondance de Sainte-Beuve avec Juste Olivier, mari de cette dame, n’ont pas besoin qu’on leur rappelle les attaches, vaudoises du grand critique. Ce sont ses amis de Lausanne qui l’avaient mis sur la voie d’admirer Mme de Charrière. Son principal informateur était le professeur Gaullieur, fils d’une amie intime de Mme de Charrière, qu’elle avait faite, en mourant, dépositaire de ses papiers. Propriétaire, par héritage, des manuscrits de l’auteur de Caliste, Gaullieur se rappelait trop la vieille définition romaine de la propriété : jus utendi et abutendi. Il était d’une génération qui commençait à aimer les documens, mais n’avait pas encore appris à les respecter, et qui croyait qu’un bout de toilette ne messied pas à la vérité. C’est pourquoi Gaullieur se croyait en droit d’ « arranger » Mme de Charrière. Elle eût cruellement souffert de ces mutilations si bien intentionnées, si elle avait pu les prévoir, car elle tenait non seulement à sa pensée, mais à sa phrase, et elle avait raison : il n’y a que les maladroits qui s’imaginent qu’il y a deux manières de dire une chose[1]. Gaullieur remaniait, résumait,

  1. Elle n’avait jamais pardonné à Lally Tollendal d’avoir retouché un de ses ouvrages pour l’accommoder à la pudeur anglaise